Sont réunis dans ce volume tous les écrits de la Mère datant d’avant 1920 – à l’exception de Prières et Méditations; des causeries faites à Paris à « de petits groupes de chercheurs » ; plusieurs textes écrits au Japon, et « Belles histoires », des contes écrits pour les enfants.
À première vue on pourrait croire que ce sujet des rêves est tout à fait contingent; cette activité paraît, en général, bien peu importante en comparaison de celle de notre état de veille.
Nous allons voir, en regardant la question d’un peu plus près, qu’il n’en est rien.
Souvenons-nous tout d’abord que plus d’un tiers de notre existence se passe à dormir et que, par suite, ce temps consacré au sommeil physique mérite bien notre attention.
J’ai dit sommeil physique, car nous aurions tort de croire que notre être tout entier dort quand notre corps est endormi.
Des travaux basés sur des expériences faites avec toute la rigueur des méthodes scientifiques, ont été publiés il y a vingt ans environ par le Dr Vaschid dans un livre intitulé Le sommeil et les rêves.
Les docteurs qui ont fait ces expériences ont été amenés à conclure que l’activité mentale ne cesse pour ainsi dire jamais ; et c’est cette activité qui se traduit plus ou moins confusément dans notre cerveau par ce que l’on appelle des rêves. Ainsi, que nous en soyons ou non conscients, nous rêvons toujours.
Il est certes possible d’arriver à supprimer totalement cette activité et à dormir d’un sommeil complet, sans rêves; mais pour plonger ainsi notre être mental dans un repos analogue à celui de notre corps physique, il faut avoir atteint la parfaite maîtrise de cet être mental et ce n’est pas chose aisée.
Dans la majorité des cas, cette activité devient même d’autant plus considérable que, par suite du sommeil du corps, les facultés internes ne sont plus concentrées sur la vie physique et utilisées par elle.
On dit parfois que c’est dans le sommeil des hommes que se découvre leur vraie nature.
Il arrive souvent, en effet, que l’être sensoriel qui a été soumis au contrôle de la volonté active pendant tout le jour, réagit d’autant plus violemment la nuit que cette contrainte ne se fait plus sentir.
Tous les désirs qui ont été refoulés sans être dissous, et cette dissociation ne peut s’obtenir qu’après de nombreuses analyses très compréhensives dans leur rectitude, tentent de se satisfaire pendant que la volonté est assoupie.
Et comme les désirs sont de véritables centres dynamiques de formation, ils tendent à organiser, en nous et autour de nous, l’ensemble de circonstances le plus favorable à leur satisfaction.
Ainsi peut se trouver détruit en quelques heures, la nuit, le fruit de bien des efforts faits par notre pensée consciente durant le jour.
Ceci est une des causes principales de ces résistances que rencontre souvent en nous notre volonté de progrès, de ces difficultés qui nous semblent parfois insurmontables, et que nous ne parvenons pas à expliquer tant notre bonne volonté nous paraît intégrale.
Il nous faut donc apprendre à connaître nos rêves, et tout d’abord à distinguer entre eux, car ils sont de nature et de qualité très diverses. Souvent dans une même nuit nous pouvons en avoir qui appartiennent à des catégories différentes suivant la profondeur de notre sommeil.
Généralement chacun a, en ce qui concerne ses rêves, un moment plus favorable dans la nuit pendant lequel son activité est plus féconde, plus intellectuelle, et les circonstances mentales au milieu desquelles il se meut sont plus intéressantes.
La grande majorité des rêves n’ont d’autre valeur que celle d’une pure activité machinale et sans contrôle du cerveau physique dont certaines cellules persistent à fonctionner pendant Les rêves 37 le sommeil comme des appareils producteurs d’impressions et d’images sensibles conformes aux clichés reçus du dehors.
Ces rêves-là sont presque toujours déterminés par des circonstances purement physiques, état de santé, digestion, position dans le lit, etc.
On peut facilement, avec un peu d’observation de soi et quelques précautions, éviter cette sorte de rêves, aussi inutiles que fatigants, en supprimant leurs causes physiques.
D’autres rêves ne sont aussi que les vaines manifestations des activités vagabondes de certaines facultés mentales associant au hasard de leurs rencontres les idées, les propos et les souvenirs.
De tels rêves ont déjà plus d’importance, car ces activités vagabondes nous révèlent le désordre qui règne dans notre être mental dès qu’il n’est plus soumis au contrôle de notre volonté, et nous prouvent que cet être n’est pas encore organisé, classifié en nous, qu’il n’est pas mûr pour la vie autonome.
Presque semblables dans leur forme à ces rêves-là mais plus importants dans leurs conséquences sont ceux dont je vous parlais tout à l’heure et qui proviennent de la revanche de notre être interne pour un moment libéré de la contrainte que nous faisons peser sur lui. Ces rêves nous permettent souvent d’apercevoir des tendances, des goûts, des impulsions, des désirs dont nous n’étions pas conscients tant notre volonté de réaliser notre idéal les maintenait cachés dans quelque repli obscur de notre être.
Vous comprendrez facilement qu’il est pire de les laisser vivre ainsi ignorés de nous que de les tirer hardiment, courageusement au jour pour les obliger à nous quitter définitivement.
Observons donc nos rêves avec attention, ils sont souvent d’utiles instructeurs qui peuvent nous aider puissamment sur notre route vers la conquête de nous-mêmes.
Nul ne se connaît bien qui ne connaît ses libres activités de la nuit, et aucun homme ne peut se dire maître de soi s’il n’est parfaitement conscient et maître des multiples actions qu’il accomplit pendant son sommeil physique.
Mais les rêves ne sont pas seulement de malins avertisseurs de nos faiblesses et de malicieux destructeurs de notre effort quotidien de progrès.
S’il est des rêves qu’il faut combattre ou transformer, il en est d’autres, au contraire, qu’il faut cultiver comme de précieux auxiliaires de notre œuvre en nous et autour de nous.
Il n’est pas douteux qu’à de nombreux points de vue notre subconscient a plus de savoir que notre conscience habituelle.
Qui n’a fait l’expérience du problème métaphysique, moral ou pratique que l’on se pose en vain le soir et dont la solution impossible à trouver alors, apparaît claire et précise le matin au réveil.
La recherche mentale s’est poursuivie pendant le sommeil et les facultés internes, libérées de toute occupation matérielle, ont pu se concentrer uniquement sur le sujet qui les intéressait.
Bien des fois le travail lui-même reste inconscient, seul le résultat est perçu.
Mais d’autres fois, à la faveur d’un rêve, on participe à toute l’activité mentale dans ses moindres détails. Seulement la transcription cérébrale de cette activité est souvent si enfantine qu’on ne lui accorde, en général, aucune attention.
À ce point de vue il est intéressant de noter qu’il y a presque toujours un écart considérable entre ce qui est effectivement notre activité mentale et la manière dont nous la percevons et surtout dont nous en demeurons conscients. Cette activité détermine dans son milieu propre des vibrations qui se transmettent par répercussion jusqu’au système cellulaire de notre cérébralité organique, mais dans notre cerveau assoupi les vibrations subtiles du domaine suprasensible ne peuvent affecter qu’un nombre de cellules très limité; l’inertie de la plupart des supports organiques du phénomène cérébral, en réduisant le nombre des éléments actifs, appauvrit la synthèse mentale et la rend impropre à traduire l’activité des états internes autrement que par des images le plus souvent très vagues et inappropriées.
Pour vous rendre cette disproportion plus sensible, je puis vous donner un exemple pris entre beaucoup d’autres qu’il m’a été donné de connaître.
Dernièrement un écrivain se préoccupait d’un chapitre à moitié rédigé et qu’il ne parvenait pas à terminer.
Sa mentalité particulièrement intéressée par ce travail de composition, le continua pendant la nuit et à force de tourner et de retourner les idées constitutives des divers paragraphes, s’aperçut que ces idées n’étaient pas exprimées dans l’ordre le plus rationnel et qu’il fallait changer la place des paragraphes les uns par rapport aux autres.
Tout ce travail se traduisit dans la conscience de notre écrivain par un rêve que voici : il se trouvait dans son cabinet de travail en présence de plusieurs fauteuils qu’il venait d’y apporter, et il déménageait et redéménageait ces fauteuils dans la pièce, jusqu’à ce qu’il eut trouvé la place qui leur convenait le mieux.
On peut découvrir, dans la connaissance que certaines personnes pouvaient avoir de ces traductions inadéquates, l’origine de ces croyances populaires, de ces « clefs des songes » qui font les délices de tant d’âmes simples.
Mais il est facile à comprendre que cette transcription malhabile est spéciale à chacun quant à sa forme; chacun défigure à sa manière.
Par suite la généralisation abusive de certaines interprétations qui pouvaient être exactes pour celui qui les avait appliquées à son propre cas, ne donne lieu qu’à de vulgaires et sottes superstitions.
C’est comme si l’écrivain dont il était question tout à l’heure apprenait en grand secret à ses amis et connaissances que toutes les fois qu’ils se verront en rêve déménager des fauteuils, c’est que le lendemain ils seront amenés à intervertir l’ordre des paragraphes d’un livre.
La traduction cérébrale des activités de la nuit est faussée au point, parfois, de faire percevoir les phénomènes à l’opposé de ce qu’ils sont.
Lorsqu’on a une mauvaise pensée contre quelqu’un, par exemple, et que, livrée à elle-même, cette mauvaise pensée prend toute sa force pendant la nuit, on rêve que la personne en question vous bat, vous joue quelque vilain tour, ou même vous blesse ou essaye de vous tuer.
Il faut d’ailleurs, en règle générale, prendre de grandes précautions intellectuelles pour interpréter les rêves et surtout il faut épuiser toutes les explications subjectives avant de leur attribuer la valeur d’une réalité objective.
Il est des cas pourtant, surtout chez ceux qui ont désappris à toujours tourner leurs pensées vers eux-mêmes, il est des cas où l’on peut assister à des faits extérieurs à soi, à des faits qui ne sont pas le reflet de constructions mentales personnelles. Et si l’on sait traduire en langage intellectuel les images plus ou moins inadéquates par lesquelles le cerveau a traduit ces faits, on peut apprendre bien des choses que les facultés physiques trop limitées ne permettent pas de percevoir.
Certains arrivent même, grâce à une culture et à un entraînement spéciaux, à devenir et à demeurer conscients des activités profondes de leur être interne indépendamment de leur traduction cérébrale et à pouvoir ainsi les évoquer et les connaître à l’état de veille dans toute la plénitude de leurs facultés.
À ce sujet il y aurait une multitude de constatations intéressantes à faire, mais peut-être vaut-il mieux laisser à chacun le soin de faire par lui-même l’expérience des multiples possibilités mises à la portée de l’homme dans un champ d’activité trop souvent laissé en friche par lui.
Les terrains sans culture produisent de mauvaises herbes. Nous ne voulons pas de mauvaises herbes en nous, cultivons donc le vaste champ de nos nuits.
Ne croyez pas que cela puisse le moins du monde nuire à la profondeur de notre sommeil et à l’efficacité d’un repos aussi salutaire qu’indispensable. Au contraire, il est nombre de personnes dont les nuits sont plus fatigantes que les journées pour des raisons qui souvent leur échappent; qu’elles prennent conscience de ces raisons, alors leur volonté pourra commencer à agir sur elles et à supprimer leurs effets, c’est-à-dire à faire cesser des activités presque toujours, dans ces cas, inutiles et même nuisibles.
Si notre nuit nous a permis l’acquisition d’une connaissance nouvelle, la solution d’un problème posé, la mise en rapport de notre être interne avec quelque foyer de vie ou de lumière, ou même l’accomplissement de quelque travail utile, nous nous réveillerons toujours avec une impression de force et de bien-être.
Ce sont les heures gâchées à ne rien faire d’utile et de bon qui sont les plus fatigantes.
Mais comment cultiver ce champ d’action, comment prendre conscience de nos activités nocturnes?
Nous en trouverons le moyen très rapidement esquissé dans une page tirée d’un volume consacré à l’étude de notre vie interne :
La même discipline de concentration qui permet à l’homme de ne pas rester étranger aux activités internes de l’état de veille, lui fournit aussi le moyen de ne pas rester ignorant de celles, plus riches encore, des divers états de sommeil.
En général ces activités ne laissent après elles que des souvenirs rares et confus.
L’on remarque cependant qu’il suffit parfois d’une circonstance fortuite, d’une impression reçue, d’un mot prononcé, pour réveiller soudain à la conscience tout un long rêve dont l’instant auparavant on ne possédait aucun souvenir.
De ce simple fait nous pouvons déduire que l’activité consciente n’a eu qu’une trop faible participation aux phénomènes de l’état de sommeil, puisqu’en l’état de choses normal ils seraient demeurés à jamais perdus dans la mémoire subconsciente.
Dans ce domaine, les pratiques de la concentration devront donc porter à la fois sur la faculté spéciale du souvenir et sur la participation de la conscience aux activités de l’état de sommeil.
Celui qui désire retrouver le souvenir d’un rêve oublié devra tout d’abord fixer son attention sur les impressions vagues que ce rêve peut laisser traîner après lui et suivre ainsi sa trace indistincte aussi loin que cela lui sera possible.
Cet exercice régulier lui permettra d’aller de jour en jour plus loin vers la retraite obscure du subconscient où se réfugient les phénomènes oubliés du sommeil et de tracer ainsi une route facile à suivre entre les deux domaines de conscience.
Une remarque utile à faire à ce point de vue est que l’absence de souvenirs dépend fort souvent de la brusquerie avec laquelle s’effectue la reprise de conscience de l’état de veille. (Pas de réveil trop brusque.)
À ce moment, en effet, des activités nouvelles faisant irruption dans le champ de la conscience en chassent avec force tout ce qui leur est étranger et rendent plus pénible ensuite le travail de concentration nécessaire au rappel de choses ainsi expulsées. On le facilitera, au contraire, chaque fois qu’on observera certaines précautions mentales et même physiques de transition paisible d’un état à l’autre. (Si possible ne pas faire des mouvements trop brusques dans son lit au moment du réveil.)
Cependant cet entraînement spécial des facultés de souvenir ne pourra transformer en phénomènes conscients à l’état de veille que ceux-là seuls qui l’auront été déjà pendant le sommeil, fût-ce de la façon la plus fugitive. Car là où il n’y a pas eu conscience, il ne peut y avoir souvenir.
Il faudra donc, en second lieu, travailler à étendre la participation de la conscience à un plus grand nombre des activités de l’état de sommeil.
L’habitude quotidienne de s’intéresser, en les repassant, aux divers rêves de la nuit, dont les vestiges se seront transformés peu à peu en souvenir précis, celle aussi de les noter au réveil, seront des plus utiles à ce point de vue.
Grâce à elles les facultés mentales seront amenées à adapter leur mécanisme aux phénomènes de cet ordre, à exercer sur eux leur attention, leur curiosité, leur pouvoir d’analyse.
Il se produira alors une sorte d’intellectualisation du rêve ayant pour double résultat d’immiscer de plus en plus étroitement les activités conscientes dans le jeu jusque-là désordonné des activités de l’état de sommeil et d’augmenter progressivement la portée de celles-ci en les rendant de plus en plus rationnelles et instructives.
Les rêves prendront alors le caractère de visions précises et parfois de songes révélateurs. Dès lors une utile connaissance pourra être acquise de tout un ordre de choses important.
25 mars 1912
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