Sont réunis dans ce volume tous les écrits de la Mère datant d’avant 1920 – à l’exception de Prières et Méditations; des causeries faites à Paris à « de petits groupes de chercheurs » ; plusieurs textes écrits au Japon, et « Belles histoires », des contes écrits pour les enfants.
(Causerie faite dans un groupement feminine)
Puisque nous voulons apprendre à penser mieux pour mieux vivre, puisque nous voulons savoir penser pour reprendre notre place et notre rang dans la vie comme complément féminin et devenir effectivement l’élément utile, inspirateur et équilibreur que nous sommes, de façon latente, il me semble indispensable que nous étudiions tout d’abord ce qu’est la pensée.
La pensée... C’est un bien vaste sujet, le plus vaste de tous peut-être... Aussi n’ai-je point la prétention de vouloir vous dire ce qu’elle est exactement et complètement. Mais par l’analyse nous allons essayer de nous en faire une idée aussi précise qu’il nous sera possible.
Il me semble qu’il faut tout d’abord distinguer deux genres, je pourrais dire deux qualités de pensées très différentes. Les pensées qui sont en nous le résultat, comme le fruit de nos sensations, et les pensées qui, semblables à des êtres vivants, arrivent à nous, d’où?... nous n’en savons rien le plus souvent; et que nous percevons mentalement avant qu’elles se traduisent en notre être extérieur par des sensations.
Si vous vous êtes tant soit peu observées, vous avez dû vous apercevoir que le contact avec ce qui n’est pas vous s’établit tout d’abord par l’intermédiaire de vos sens : vue, ouïe, toucher, odorat, etc. Le choc ainsi ressenti, faible ou violent, agréable ou désagréable, éveille en vous un sentiment, antipathie ou sympathie, attraction ou répulsion, qui bien vite se transforme en une idée, une opinion que vous vous faites sur l’objet, quel qu’il soit, ayant déterminé le contact.
Un exemple : vous sortez; ayant franchi le seuil de votre maison, vous voyez tomber la pluie en même temps que vous sentez le froid humide vous saisir; la sensation est désagréable, vous éprouvez de l’antipathie pour la pluie, et vous vous dites intérieurement, presque machinalement : « Que cette pluie est donc ennuyeuse, surtout que je suis obligée de sortir! Sans compter que je vais me salir atrocement; Paris est très malpropre par la pluie, surtout maintenant que toutes les rues sont transformées en chantiers... (et ainsi de suite) »
Toutes ces pensées et bien d’autres analogues viennent assaillir votre cerveau à propos de ce simple fait, la pluie, et si rien d’autre, extérieurement ou intérieurement, ne vient attirer votre attention, votre cerveau pourra pendant un long moment, presque sans que vous vous en aperceviez, fabriquer de toutes petites pensées sans valeur à propos de cette petite sensation sans importance...
Voilà comment on passe la plupart des vies humaines; voilà ce que les êtres humains appellent le plus souvent penser. Une activité mentale presque mécanique, irréfléchie, hors de notre contrôle, un réflexe. Toutes les pensées concernant la vie matérielle et ses multiples besoins sont de même qualité.
Nous voilà en présence de la première difficulté à surmonter; si nous voulons arriver à penser vraiment, c’est-à-dire à recevoir, à formuler et à former des pensées valables et viables, il faut d’abord que nous rendions notre cerveau vierge de cette agitation mentale désordonnée et imprécise. Et ce n’est certes pas la partie la plus aisée de notre tâche. Nous sommes dominés par cette activité cérébrale irraisonnée, nous ne la dominons pas.
Une seule méthode peut être préconisée : la méditation. Mais comme je vous le disais la dernière fois, il y a de nombreuses manières de méditer; il y en a de très efficaces et d’autres qui le sont moins.
Chacun et chacune doit, par tâtonnements successifs, trouver la sienne. En tout cas on peut conseiller à tous la réflexion, c’est-à-dire la concentration, le retour sur soi dans la solitude et le silence, l’analyse serrée et sévère de ces multitudes de petites pensées falotes qui nous assaillent constamment.
Évitez, si possible, pendant les quelques moments que vous consacrerez quotidiennement à cet exercice préliminaire de méditation, de considérer avec complaisance vos sensations, vos sentiments, vos états d’âme.
Nous avons tous un inépuisable fond d’indulgence pour nous-mêmes, et nous traitons bien souvent avec le plus grand respect tous ces petits mouvements intérieurs auxquels nous donnons une importance qu’ils n’ont certes pas, même par rapport à notre propre évolution.
Lorsqu’on est assez maître de soi pour analyser froidement, pour disséquer ces états d’âme, pour les dépouiller de leurs brillantes ou douloureuses apparences, afin de les percevoir tels qu’ils sont dans leur insignifiance enfantine, alors on peut s’attacher à leur étude avec profit. Mais c’est un résultat que l’on obtient petit à petit, après beaucoup de réflexions faites dans un esprit de complète impartialité. Je voudrais ouvrir une parenthèse pour vous mettre en garde contre une confusion fréquente.
Je viens de dire que nous nous considérons toujours avec grande indulgence, et je pense, en effet, que nos travers nous paraissent bien souvent remplis de charme et que nous légitimons toutes nos faiblesses. Mais pour dire vrai, c’est parce que nous manquons de confiance en nous. Cela vous étonne?... Oui, je le répète, nous manquons de confiance, non pas en ce que nous sommes au moment actuel, non pas en notre être extérieur éphémère et en perpétuel changement, celui-là trouve toujours grâce à nos yeux, mais nous manquons de confiance en ce que nous pouvons devenir par l’effort, nous n’avons pas foi en cette transformation intégrale et profonde qui sera l’œuvre de notre moi véritable, de l’éternel, du divin qui est en tout être, si nous nous abandonnons, comme des enfants, à sa direction suprêmement lumineuse et clairvoyante.
Ainsi ne confondons pas complaisance avec confiance... et reprenons notre sujet.
Lorsque vous serez arrivées par un effort méthodique et répété à objectiver et à tenir à distance tout ce flot d’incohérentes pensées qui nous assaillent, vous vous apercevrez d’un phénomène nouveau.
Vous observerez en vous certaines pensées plus fortes et plus tenaces que les autres, des pensées concernant les usages du milieu, les coutumes, les règles de morale et même les lois générales régissant la terre et l’homme.
Ce sont vos opinions sur ces sujets ou tout au moins celles que vous professez et d’après lesquelles vous tâchez d’agir.
Regardez l’une de ces idées, celle qui vous est la plus familière, regardez-la bien attentivement, concentrez-vous, réfléchissez en toute sincérité, en vous dépouillant, si possible, de tout parti pris, et demandez-vous pourquoi vous avez telle opinion sur tel sujet plutôt qu’une autre.
La réponse sera presque invariablement la même, ou à peu près :
Parce que c’est l’opinion courante dans votre milieu, celle qu’il est de bon ton d’avoir et qui par conséquent vous évite le plus possible de heurts, de froissements, de condamnations.
Ou bien parce que telle était l’opinion de votre père ou de votre mère, celle qui a formé votre enfance.
Ou bien encore parce que cette opinion est la conséquence normale de l’instruction religieuse ou autre que vous avez reçue dans votre jeunesse. Cette pensée n’est pas votre pensée.
Pour être votre pensée il faudrait qu’elle fasse partie d’une synthèse logique élaborée par vous au cours de votre existence, soit par observation, expérience et déduction, soit par méditation et contemplation profondes et abstraites.
Voilà donc notre seconde découverte.
Comme nous sommes de bonne volonté, et que nous tâchons d’être intégralement sincères, c’est-à-dire de conformer nos actes à nos pensées, nous voilà convaincues d’agir d’après des lois mentales que nous recevons de l’extérieur, non pas après les avoir mûrement considérées et analysées, non pas en les accueillant volontairement et consciemment, mais parce que nous y sommes soumises inconsciemment par l’atavisme, l’éducation, l’instruction, et surtout parce que nous subissons la suggestion collective, si puissante, si dominatrice que bien peu réussissent à lui échapper totalement.
Que nous voilà loin de cette individualité mentale que nous voulons acquérir.
Nous sommes un produit déterminé par tous nos antécédents et mû par la volonté aveugle et arbitraire de nos contemporains.
C’est un lamentable spectacle... Mais ne nous laissons pas abattre; il faut réagir, et d’autant plus énergiquement que le mal est plus grand et le remède plus urgent.
La méthode sera toujours la même : réfléchir, réfléchir, réfléchir.
Il nous faudra prendre ces idées l’une après l’autre et les analyser en faisant appel à tout notre bon sens, à toute notre raison, à notre meilleur sens d’équité; pesons-les à la balance de notre acquis de connaissances et d’expériences accumulées, puis tâchons de les mettre en accord les unes avec les autres, établissons l’harmonie entre elles. Souvent ce sera très difficile, car nous avons une déplorable tendance à laisser voisiner dans notre cerveau les idées les plus contradictories
Il nous faudra ranger tout cela, mettre de l’ordre dans notre chambre intérieure, et il nous faudra le faire journellement comme nous rangeons les chambres de notre appartement. Notre mentalité mérite bien autant de soins, je suppose, que notre maison.
Mais, encore une fois, pour que ce travail soit vraiment efficace, il faudra nous efforcer de maintenir en nous, pour le faire nôtre, notre état d’âme le meilleur, le plus calme, le plus sincère.
Soyons limpides pour que la lumière qui est en nous puisse éclaircir pleinement les pensées que nous voudrons observer, analyser, classer. Soyons impartiales et courageuses pour faire abstraction de nos petites préférences et de nos petites commodités personnelles. Regardons les pensées en elles-mêmes, pour elles-mêmes, sans parti pris.
Et petit à petit, si nous persévérons dans notre travail de classification, nous verrons l’ordre et la lumière élire domicile en notre cerveau. Mais n’oublions jamais que cet ordre n’est que confusion à côté de l’ordre que nous devrons réaliser dans l’avenir, que cette lumière n’est qu’obscurité à côté de la lumière que nous pourrons recevoir dans quelque temps.
La vie est en perpétuelle évolution; si nous voulons avoir une mentalité vivante il nous faut progresser sans cesse.
Ce travail n’est d’ailleurs qu’un travail préliminaire. Nous sommes loin encore de la pensée véritable, celle qui nous met en rapport avec les sources infinies de connaissance.
Ce ne sont que des exercices pour se dresser petit à petit au contrôle individualisateur de ses pensées. Car la maîtrise de son activité mentale est indispensable à celui qui veut méditer.
Je ne puis vous parler en détail aujourd’hui de la méditation, je vous dirai seulement que pour être véritable, pour prendre toute son utilité, elle doit être désintéressée, impersonnelle dans le sens complet du mot.
Voici, pris dans un vieux texte hindou, la description d’une méditation type :
Le grand Roi magnifique monta vers la chambre de la Grande Collection et s’arrêtant sur le seuil s’écria avec une intense émotion :
« Arrière! n’avancez plus, pensées de convoitise! Arrière! n’avancez plus, pensées de mauvais vouloir! Arrière! n’avancez plus, pensées de haine. »
Puis il pénétra dans la chambre et s’assit sur un siège d’or. Alors, ayant rejeté toute passion, tout sentiment contraire à la droiture il atteignit le premier dhâma, un état de bien-être et de joie produit par la solitude, un état de réflexion et de recherches.
Écartant la réflexion et la recherche il atteignit le second dhâma, un état de bien-être et de joie produit par la sérénité, un état d’où la réflexion et la recherche sont absentes, un état de quiétude et d’élévation d’esprit.
Cessant de se complaire dans la joie il demeura indifférent, conscient, maître de soi et atteignit le troisième dhâma, éprouvant ce confort intime que les sages proclament, disant : « Celui qui, maître de soi, demeure dans l’indifférence éprouve un intime bien-être. »
Écartant ce bien-être, rejetant la douleur, étant mort à la joie comme à la souffrance, il atteignit cet état de parfaite et très pure maîtrise de soi-même et de sérénité constituant le quatrième dhâma.
Le grand Roi magnifique sortit alors de la chambre de la Grande Collection et, entrant dans la chambre d’or, il s’assit sur un siège d’argent. Dans une pensée d’amour il considéra le monde et son amour s’étendit tour à tour sur les quatre régions, puis d’un cœur plein d’amour, avec un amour croissant sans cesse et sans mesure il enveloppa le vaste monde, tout entier, jusqu’à ses confins.
Dans une pensée de pitié il considéra le monde et sa pitié s’étendit tour à tour sur les quatre régions, puis d’un cœur plein de pitié, avec une pitié croissant sans cesse et sans mesure il enveloppa le vaste monde, tout entier, jusqu’à ses confins. Dans une pensée de sympathie il considéra le monde et sa sympathie s’étendit tour à tour sur les quatre régions, puis d’un cœur plein de sympathie, avec une sympathie croissant sans cesse et sans mesure, il enveloppa le vaste monde, tout entier, jusqu’à ses confins.
Dans une pensée de sérénité il considéra le monde et sa sérénité s’étendit tour à tour sur les quatre régions, puis d’un cœur plein de sérénité, avec une sérénité croissant sans cesse et sans mesure, il enveloppa le vaste monde, tout entier, jusqu’à ses confins.
Celui qui fait effort dans une sincère recherche de la vérité, prêt à sacrifier tout ce qu’il avait cru vrai jusque-là, s’il était nécessaire, pour approcher toujours plus de la vérité totale qui ne peut être autre chose que la connaissance progressive de l’univers tout entier dans sa progression infinie, entre petit à petit en rapport avec des ensembles de pensées plus profondes, plus complètes, plus lumineuses.
À force de méditations et de contemplations, il obtient le contact direct avec le grand courant universel de force intellectuelle pure, et alors aucune connaissance ne peut plus lui être voilée.
Désormais la sérénité, la paix mentale est son partage. À travers toutes les croyances, toutes les connaissances humaines, tous les enseignements religieux qui paraissent parfois si contradictoires, il aperçoit la vérité profonde que rien ne peut plus dérober à ses yeux.
Les erreurs même, les ignorances ne l’irritent plus, car, ainsi que dit un maître inconnu :
« Celui qui marche dans la Vérité n’est troublé par aucune erreur, car il sait que l’erreur est le premier effort de la vie vers le vrai. »
Mais atteindre à cet état de sérénité parfaite c’est atteindre au summum de la pensée.
Sans espérer pouvoir arriver jusque-là de sitôt, nous pouvons nous efforcer de conquérir une pensée individuelle, originale et en même temps aussi équitable que possible. Et nous serons déjà, de la sorte, des cerveaux avec lesquels il faudra compter, qui viendront à juste titre apporter à la société l’appoint précieux de leurs intuitions les meilleures.
Je vous ai plusieurs fois parlé, ce soir, de la pensée comme d’un être vivant et agissant. Ceci demande une explication. Je vous donnerai à notre prochaine réunion, chimiquement si je puis dire, la structure intime de la pensée, sa composition, comment elle se forme, vit, agit et transforme.
Et maintenant, permettez-moi, avant de finir, d’exprimer un vœu.
Je voudrais que nous prenions la résolution de nous élever quotidiennement, en toute sincérité et bonne volonté, dans une ardente aspiration vers le Soleil de Vérité, vers la Lumière Suprême, source et vie intellectuelle de l’univers, afin qu’elle nous pénètre toute et illumine de sa grande clarté notre cerveau et notre cœur, toutes nos pensées et tous nos actes.
Alors nous acquerrons le droit et l’honneur de suivre le conseil du grand initié du passé qui nous dit :
« Allez le cœur débordant de compassion, dans ce monde que la douleur déchire, soyez des instructeurs et en quelque lieu que ce soit où règnent les ténèbres de l’ignorance, allumez-y un flambeau. »
15 décembre 1911
Appendice
(Notes trouvées parmi les manuscrits de la Mère.)
Amour : Pour l’Être parce qu’il est l’Être indépendamment de toutes contingences et des individus.
Pitié : On ne sent plus la souffrance pour soi mais pour les autres seulement.
Sympathie : Souffrir avec le monde, partager la souffrance (souffrir avec).
Sérénité : Connaissance parfaite de l’état où toute souffrance disparaît (expérience individuelle).
Amour : Pour l’être dans son ensemble sans distinction du bien et du mal, de la lumière et de l’obscurité.
Pitié : Pour toutes les faiblesses et toutes les mauvaises volontés.
Sympathie : Pour l’effort, encouragement, collaboration.
Sérénité : Espoir dans le terme de la souffrance (connaissant l’expérience individuelle on en déduit logiquement qu’elle peut se généraliser et devenir l’expérience de tous).
Amour : Sans distinction du présent, du passé, de l’avenir.
Pitié : Pour la vie douloureuse.
Sympathie : Compréhension de tout, même du mal.
Sérénité : Certitude de la victoire finale.
Trois attitudes actives, une attitude passive; trois rapports extérieurs avec le tout, un rapport intérieur. Un état à garder Notes trouvées parmi les manuscrits de la Mère. pendant toute la méditation : Sérénité dans l’amour, la sympathie et la pitié.
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