Sont réunis dans ce volume tous les écrits de la Mère datant d’avant 1920 – à l’exception de Prières et Méditations; des causeries faites à Paris à « de petits groupes de chercheurs » ; plusieurs textes écrits au Japon, et « Belles histoires », des contes écrits pour les enfants.
Vous vous souvenez sans doute que nous avons fait, le mois dernier, deux constatations1
La première est que la pensée est une entité vivante, agissante, autonome.
La seconde, que pour lutter victorieusement contre les effets nocifs de l’atmosphère mentale polluée dans laquelle nous vivons, il nous faut construire en nous une synthèse intellectuelle puissante, lumineuse et pure.
Pour cela il nous faut attirer à nous et faire nôtres les pensées les plus hautes qui soient à notre portée, c’est-à-dire dans le champ de notre activité mentale.
Mais les pensées étant des êtres vivants ont, comme nous, leurs sympathies et leurs antipathies, leurs attirances et leurs répulsions.
Il nous faut donc avoir une attitude spéciale à leur égard, les traiter comme des personnes et leur faire les avances, les amabilités et les concessions que nous ferions à quelqu’un dont nous voudrions faire notre ami.
Un philosophe moderne écrit à ce sujet :
« Les penseurs parfois dans leurs méditations, les explorateurs, les prospecteurs du monde intellectuel dans leurs découvertes, et les poètes, ces devins de la pensée, dans leurs rêves éprouvent et pressentent confusément que l’idée n’est point une chose abstraite et sans corps. Elle leur apparaît comme une chose ailée qui plane, s’approche, s’enfuit, se refuse et se donne, qu’il faut appeler et poursuivre et apprivoiser. .
« Aux plus clairvoyants, elle semble comme une personne lointaine ayant ses caprices et ses désirs, ses préférences, ses dédains ainsi qu’une reine, ses pudeurs ainsi qu’une vierge. Ils savent qu’il faut beaucoup de soins pour la conquérir et peu de chose pour la perdre, et qu’il est un amour de l’esprit pour l’idée, un amour fait de consécration et de sacrifice sans lequel l’idée ne peut être à lui.
« Mais ce sont là de jolis symboles sous lesquels bien peu savent voir la très exacte réalité.
« Il fallait un Platon pour savoir ce qu’est cette chose qui vit et vibre, qui se meut et rayonne, circule et se propage à travers le temps et l’espace, qui agit et veut et choisit librement son heure et son lieu, pour connaître l’Idée en un mot comme un être. »
Nous retiendrons de cette belle page surtout une phrase :
« Il est un amour de l’esprit pour l’idée, un amour fait de consécration et de sacrifice sans lequel l’idée ne peut être à lui. »
Ceci n’est pas une image. Pour entrer en rapport intime et conscient avec l’idée il faut se consacrer à elle, l’aimer d’un amour désintéressé, en elle-même, pour elle-même.
Nous allons chercher aujourd’hui en quoi consiste cet amour et parallèlement ce qu’il nous faut faire pour qu’il fleurisse en nous.
La première attitude à prendre, la plus indispensable, est une sincérité mentale aussi parfaite qu’il est en notre pouvoir d’acquérir.
De toutes les sincérités c’est peut-être la plus difficile. Ne pas se tromper soi-même mentalement est chose malaisée.
Tout d’abord, nous avons, ainsi que je vous l’expliquais en décembre dernier, une certaine habitude de penser provenant de l’éducation que nous avons reçue, de l’influence du milieu et faite le plus souvent de conventions sociales et de suggestions collectives. Cette habitude nous fait faire, naturellement, bien meilleur accueil à toutes les pensées analogues sinon conformes à celles qui meublent déjà notre cerveau, plutôt qu’à celles qui pourraient ébranler si peu que ce soit cet édifice.
C’est pour la même raison, vous vous en souvenez sans doute, qu’il nous est parfois si difficile d’apprendre à penser par nous-mêmes : nous hésitons à changer quoi que ce soit à notre manière habituelle de penser faite le plus souvent de conventions sociales et de suggestions collectives, car toute notre existence est basée sur elle. Il faut un grand courage et un grand amour du progrès pour consentir à regarder son existence à la lumière de pensées plus profondes et par suite plus indépendantes des coutumes et des usages du milieu.
Vous jugez par là du grand, très grand amour de l’idée qu’il faut pour faire une semblable révolution dans ses habitudes uniquement dans le but de conquérir le pouvoir d’entrer en rapport plus intime, plus conscient avec elle!
Et même lorsque notre synthèse mentale est constituée par des pensées que nous avons accueillies et faites nôtres au cours d’un travail de méditation continu et persévérant, il nous faut aimer l’idée d’un bien puissant amour, plus puissant encore peut-être, pour être toujours en quête de quelque nouvelle venue, prêts à lui faire l’accueil le plus empressé si elle veut venir à nous. Car nous n’ignorons pas que chaque idée nouvelle nous obligera à remanier notre synthèse, à reléguer au second plan des idées qui nous semblaient maîtresses, à tirer au jour d’autres trop dédaignées, à remettre de l’ordre entre toutes afin qu’elles ne se choquent pas au plus grand dommage de notre cerveau, enfin à un long travail parfois douloureux. Nous sommes, en effet, bien rarement désintéressés vis-à-vis des idées, il en est que nous préférons à d’autres et qui, par suite, occupent dans notre activité mentale une place à laquelle elles n’ont pas toujours droit.
Et s’il nous faut les remplacer par d’autres plus précises, plus vraies, souvent nous hésitons longtemps à le faire; nous tenons à elles comme à d’indispensables amis, et nous aimons leurs défauts autant que leurs qualités, ce qui est la plus mauvaise manière d’aimer les gens, la plus paresseuse et la plus égoïste aussi, car on est toujours mieux vu par ceux que l’on flatte que par ceux dont on demande un constant effort de progrès.
Mais là ne s’arrêtent pas nos difficultés.
Par suite de l’éducation intellectuelle que nous avons reçue ou bien de quelque préférence personnelle, nous avons aussi des préjugés sur la ou les manières dont les idées doivent être mises en rapport avec nous.
Ces préjugés sont autant de véritables superstitions qu’il nous faut vaincre.
Pour chacun elles sont différentes.
Les uns ont celle du livre. Pour qu’une idée leur paraisse mériter leur considération il faut qu’elle ait été exprimée dans quelque livre célèbre, une des bibles de l’humanité, et en dehors de cette voie toutes les pensées leur paraîtront suspectes.
Il y a ceux qui n’admettent l’idée qu’à travers la science officielle, et ceux qui ne la reconnaissent que dans les religions cataloguées anciennes ou nouvelles. Pour d’autres l’idée doit être exprimée par la bouche d’un homme en renom et ayant assez de titres honorifiques pour que nul ne puisse douter de sa valeur.
D’autres encore, plus sentimentaux, pour entrer en rapport avec la pensée, ont besoin d’un maître qui soit l’incarnation parfaite du type humain idéal construit par leur imagination. Ceux-là sont voués à de tristes déconvenues, car ils oublient que seuls ils sont capables de réaliser leur idéal, que celui en qui ils ont mis leur confiance aura le devoir de réaliser son propre idéal, et par conséquent, si grand soit-il, pourra très bien différer considérablement du leur. Le plus souvent alors, en s’apercevant de ces divergences, comme ils ne s’étaient attachés aux idées qu’à cause de l’homme, ils rejetteront le tout d’un seul coup, homme et idées.
Ceci est absurde, car les idées valent ce qu’elles valent en dehors des individus qui les ont exprimées.
Enfin, il y a toute une catégorie de personnes amoureuses du merveilleux qui ne reconnaîtront une vérité que si elle est venue vers eux revêtue du mystère d’une révélation extra-terrestre, dans un songe ou une extase.
Pour eux le maître doit être leur Dieu, un ange ou un mahatma et leur donner ses précieux enseignements pendant leurs contemplations et leurs sommeils.
Inutile de vous dire que ce moyen-là est encore plus sujet à caution que les autres. Ce n’est pas une garantie de justesse et de vérité pour une pensée que de nous parvenir par une voie extraordinaire 2.
Je ne veux pas dire qu’il ne soit pas possible d’entrer en rapport avec l’idée par ces voies-là, mais elles sont loin d’être les seules et peut-être même les meilleures.
Voyez-vous, le véritable amoureux de l’idée sait qu’en la cherchant ardemment il la trouvera partout, et plus encore dans les sources souterraines et cachées que dans celles qui ont perdu leur pureté primitive en se transformant en fleuves majestueux et renommés, mais pollués aussi par les déchets de toutes sortes qu’ils entraînent avec eux.
L’amoureux de l’idée sait qu’elle peut venir à lui par la bouche de l’enfant comme par celle du savant.
Et c’est même plus souvent par cette voie inattendue qu’elle peut lui parvenir.
C’est pourquoi on dit : « La vérité sort par la bouche des enfants. »
Car si la pensée de l’enfant ne peut avoir la précision de celle de l’homme, elle n’a point non plus cette fixité qui résulte de la paresseuse habitude et qui chez l’adulte empêche la pensée de s’exprimer lorsqu’elle n’appartient pas aux catégories qui lui sont familières.
C’est d’ailleurs pour échapper à cette déformation des milieux d’habitude et de fixité que les écoles de l’ancien temps où s’éduquaient les jeunes prophètes étaient installées loin des villes.
C’est aussi pour cela que tous les grands instructeurs des hommes commencèrent leur apprentissage dans la solitude.
Car si trop de choses manquent à la pensée pour qu’elle puisse s’exprimer dans le cerveau des hommes frustes, trop de choses lui manquent aussi dans le cerveau de l’homme cultivé qu’a formé la vie artificielle des milieux humains.
Que de silence est nécessaire, et non pas de silence extérieur, illusoire et momentané, mais au contraire de silence vrai, profond, intégral, permanent, pour pouvoir entendre les voix lointaines de la pensée!
C’est pourquoi l’amoureux sincère de la connaissance sait aussi que les plus grands sages sont toujours les plus modestes et les plus inconnus. Car celui qui sait et peut préfère le silence et l’ombre où il est libre d’accomplir son œuvre sans être troublé par aucune chose, au retentissement de la gloire qui le jetterait en pâture aux hommes.
L’amoureux de la pensée sait qu’il la trouvera partout autour de lui, dans la petite fleur comme dans le radieux soleil; et aucune chose ou aucun être ne lui paraît trop humble ou trop obscur pour être auprès de lui l’intermédiaire de l’idée que toujours il cherche.
Mais il sait surtout que le meilleur, le plus sûr rapport avec l’idée est certainement le rapport direct.
Étant faits de la substance universelle, nous sommes une image réduite de cet univers.
Puisqu’il ne peut y avoir de phénomène sans un milieu correspondant, l’existence des idées implique l’existence d’un domaine correspondant, la région de l’intelligence libre toujours en forme mais non soumise à la forme, et cette région est en nous comme dans le grand univers. Si donc nous nous concentrons suffisamment, si nous arrivons à prendre conscience de notre être profond, nous entrerons en rapport, en lui et à travers lui, avec l’intelligence libre universelle, le monde des idées.
Alors, si nous avons pris le soin de bien polir notre miroir, de le débarrasser de toute la poussière des préjugés et des habitudes, De la pensée – II 89 toutes les idées pourront s’y refléter avec un minimum de déformation, et nous aurons acquis la bôdhi (connaissance), nous aurons acquis le pouvoir de refléter les rayons du Soleil deVérité 3 ainsi que nousl’a faitespérer Siddhârtha Gautama. Lorsqu’on lui demandait : Comment obtenir la bôdhi?, il répondait :
C’est alors que nos actions mentales prendront toute leur puissance et toute leur efficacité. Nos formations de pensées deviendront d’utiles et lumineuses messagères allant faire leur œuvre de bonté et d’harmonie là où les circonstances matérielles nous empêchent de le faire physiquement. Et par un petit effort de concentration nous arriverons rapidement à prendre conscience de ces actions en maintenant le rapport avec la pensée émanée.
« La bôdhi n’a point de signes ni de marques distinctives : ce qu’on peut savoir à cet égard n’est d’aucune utilité; mais le soin qu’on met à exercer son esprit est d’une grande importance. Il en est comme d’un miroir nettoyé et poli, devenu clair et brillant, en sorte que les images s’y reproduisent avec éclat et netteté. »
Et encore :
« Celui qui est sans ténèbres, exempt de souillures, d’une conduite irréprochable, parfaitement pur, celui-là, bien que de toutes les choses qui sont dans le monde des dix régions depuis le temps sans commencement jusques à aujourd’hui, il n’en connaisse aucune, n’ait entendu parler d’aucune, n’en ait en un mot aucune connaissance si petite qu’elle soit, il a néanmoins la science élevée de celui qui sait tout. C’est en parlant de lui qu’on dit : Clarté. » Vous voyez là le panégyrique du rapport direct avec l’idée, par opposition à la méthode toute extérieure et superficielle de l’érudition.
Les avantages de ce rapport direct sont incalculables.
Il nous permet de retrouver et d’aimer l’idée derrière toutes les apparences, tous les voiles, toutes les formes même les plus barbares, les plus grossières, les plus superstitieuses.
Ainsi nous pouvons vivre pratiquement cet état d’âme du sage dont je vous parlais dans ma première causerie et qu’un maître définit ainsi :
« Celui qui marche dans la Vérité n’est troublé par aucune erreur, car il sait que l’erreur est le premier effort de la vie vers le vrai. »
Par suite aucune parcelle d’idée n’est plus perdue pour nous, partout où elle se cache nous savons la découvrir et la chérir.
De plus, lorsque nous sommes familiarisés avec une idée, lorsque nous la connaissons en elle-même, pour elle-même, nous la reconnaissons à travers les apparences les plus diverses, les formes les plus différentes.
Cette faculté peut même servir de critère pour savoir si quelqu’un est en rapport avec l’idée elle-même, c’est-à-dire s’il l’a bien comprise et faite sienne ou bien s’il fait partie de la masse de ceux qui ont assimilé tant bien que mal une doctrine, un langage spécial, et qui ne peuvent plus penser qu’à travers les mots de ce langage; sortis de cette formule ils ne comprennent plus rien.
Cet attachement à la forme, tout fait d’impuissance intellectuelle, est une des plus puissantes raisons de dissensions entre les hommes.
Mais celui qui pénètre assez profondément pour voir la pensée, la vérité toute nue, s’aperçoit vite qu’elle est semblable derrière ses voiles divers plus ou moins opaques.
Ceci est le plus sûr moyen d’atteindre à la vraie tolérance. En effet, comment se passionner exclusivement pour telle doctrine, telle école, telle religion, quand nous avons fait l’expérience que chacune d’elles contient des trésors de lumière et de vérité, quelle que soit la diversité des écrins qui les enferment.
16 février 1912
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