Sont réunis dans ce volume tous les écrits de la Mère datant d’avant 1920 – à l’exception de Prières et Méditations; des causeries faites à Paris à « de petits groupes de chercheurs » ; plusieurs textes écrits au Japon, et « Belles histoires », des contes écrits pour les enfants.
— Bien tiré! cria-t-on lorsque le jeune Hindou eut décoché sa flèche et atteint le but.
— Oui, dit quelqu’un, mais il fait grand jour. L’archer peut viser. Il n’est pas aussi adroit que Dasharatha. — Et que fait donc Dasharatha ?
— Il est shabda-bhédi.
— Qu’est-ceci?
— Il vise à l’aide du bruit.
— Que voulez-vous dire?
— Eh bien, il peut tirer dans l’obscurité. Il s’en va la nuit dans la jungle et écoute; et ayant jugé, par le bruit d’ailes ou de pas, à quel gibier il a affaire, il fait voler sa flèche et l’atteint aussi sûrement que s’il avait tiré en plein jour.
Ainsi la réputation de Dasharatha, le prince de la cité d’Ayodhya, était publiée à la ronde.
Il était fier de son adresse de shabda-bhédi, et content d’être loué par le peuple. Au crépuscule il partait seul dans son char, pour aller à l’affût en pleine forêt. Tantôt il entendait les pas d’un buffle ou d’un éléphant venant boire à la rivière, tantôt le pied léger d’un cerf ou l’approche furtive d’un tigre.
Une nuit qu’il se trouvait étendu parmi les buissons, guettant le bruit des feuilles et de l’eau, il entendit soudain quelque chose remuer au bord de l’étang. Il ne pouvait rien voir dans les ténèbres; mais Dasharatha n’était-il pas un shabda-bhédi? Le bruit lui suffisait : c’était un éléphant à coup sûr. Il tira. Aussitôt retentit un cri qui le fit bondir:
— Au secours! Au secours! On vient de me tuer!
L’arc tomba des mains de Dasharatha ; un vertige de terreur le saisit. Qu’avait-il fait? Blessé un être humain au lieu d’un animal sauvage? Il se précipita vers l’étang à travers la jungle. Sur la berge un jeune homme gisait dans son sang, les cheveux épars, tenant à la main une cruche qu’il venait remplir.
— Ô Seigneur, gémit-il, est-ce vous qui avez tiré la flèche fatale? Quel mal vous ai-je fait pour me traiter ainsi? Je suis le fils d’un ermite. Mes vieux parents sont aveugles; je veille sur eux et subviens à leurs besoins. J’étais venu puiser de l’eau pour eux ; et maintenant je ne pourrai plus les servir! Allez par ce chemin, vers leur hutte, et dites-leur ce qui est arrivé. Mais auparavant, retirez ce fer de ma poitrine, car il me fait bien mal.
Dasharatha sortit la flèche de la blessure. Le jeune homme poussa un dernier soupir et mourut.
Alors le prince remplit la cruche d’eau et s’en alla par le chemin que lui avait montré le mourant. Comme il approchait, le père appela:
— Mon fils, pourquoi as-tu tant tardé? Était-ce pour te baigner dans l’étang ? Nous craignions que quelque mal ne te soit advenu. Mais pourquoi ne réponds-tu pas?
La voix tremblante, Dasharatha parla:
— Je ne suis pas votre fils, saint ermite. Je suis kshatriya 17, et j’étais fier jusqu’ici de mon adresse à l’arc. J’étais à l’affût cette nuit et croyant entendre un éléphant boire au bord de l’étang, je tirai. Hélas! C’est votre fils que j’ai atteint. Oh, dites-moi comment je puis expier ma faute.
Alors les deux vieillards gémirent et pleurèrent. Ils ordonnèrent au prince de les mener là où était étendu leur fils, leur unique fils. Ils récitèrent sur le corps les hymnes sacrés et répandirent l’eau des funérailles.
Puis l’ermite dit:
— Écoute, Dasharatha ! Par ta faute nous versons des larmes sur notre cher fils. Un jour, toi aussi tu pleureras sur un fils aimé.
Auparavant beaucoup d’années s’écouleront; mais la punition viendra sûrement.
Ils firent un bûcher pour y brûler le mort, puis se jetèrent dans les flammes et périrent aussi.
Le temps passa. Dasharatha devint roi d’Ayodhya et épousa la dame Kaushalya ; et il eut comme fils le glorieux Rama.
Rama était aimé de toute la cité sauf de la reine Kaikéyi, la seconde femme du roi, et de sa servante. Ces deux femmes complotèrent la ruine du noble Rama ; et par leur faute il fut envoyé en exil pour quatorze années.
Alors Dasharatha pleura son fils, comme les vieux parents dans la jungle pleurèrent le jeune homme qui mourut à minuit sur la rive de l’étang.
Jadis Dasharatha avait été si fier de son habileté qu’il manqua de prudence et ne pensa pas au risque qu’il courait de blesser quelqu’un dans l’obscurité. Mieux eût valu pour lui ne tirer de l’arc qu’en plein jour, plutôt que de se fier si follement à son adresse de shabda-bhédi. Il ne voulait faire aucun mal ; mais il était imprévoyant.
Deux vieux vautours étaient pauvres et misérables. Un marchand de la cité de Bénarès les prit en pitié. Il les transporta en un lieu sec, alluma un feu et les nourrit avec des morceaux de viande venant du bûcher où l’on brûlait le bétail mort.
Quand la saison des pluies arriva, les vautours s’envolèrent vers les montagnes; ils étaient alors forts et bien portants.
Mais par reconnaissance pour le marchand de Bénarès, ils résolurent de s’emparer de tous les vêtements qu’ils pourraient trouver n’importe où, pour les donner à leur bienfaisant ami. Ils volèrent de maison en maison, de village en village, se saisirent de toutes les étoffes séchant en plein air et les apportèrent à la demeure du marchand.
Celui-ci apprécia leur bonne intention, mais il ne fit aucun usage des vêtements volés ni ne les vendit; il les mit simplement de côté avec soin.
Cependant, partout des pièges furent tendus aux deux vautours, et l’un d’eux fut pris. On le fit comparaître devant le roi qui lui demanda :
— Pourquoi voles-tu mes sujets?
— Un marchand, répondit l’oiseau, sauva un jour ma vie et celle de mon frère; afin de payer notre dette, nous avons ramassé ces habits pour lui.
Le marchand fut mandé à son tour chez le roi, pour être interrogé aussi.
— Seigneur, dit-il, les vautours m’ont en effet apporté beaucoup de vêtements, mais je les ai tous mis de côté; et je suis prêt à les restituer à leurs propriétaires.
Le roi pardonna aux vautours, car ils avaient agi par reconnaissance, mais sans discernement; et le marchand dut à sa prudence de ne pas être inquiété non plus.
Chez les japonais, l’idée de la prudence se traduit d’une pittoresque façon.
Dans un de leurs temples, se trouve l’image du Bouddha méditant assis sur une fleur de lotus; devant lui sont trois petits singes, dont l’un met ses mains sur ses yeux, l’autre ses mains sur ses oreilles, le troisième enfin sur sa bouche. Que représentent ces trois singes? Par son geste le premier dit:
— Les choses mauvaises et ridicules, je ne les vois point.
Le second dit :
— Je ne les entends point.
Et le troisième :
— Je ne les dis point.
Ainsi l’homme sage est prudent dans ce qu’il regarde, dans ce qu’il écoute, dans ce qu’il dit.
Il réfléchit aux conséquences, pense au lendemain; et s’il ne connaît pas son chemin, le demande.
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