Sont réunis dans ce volume tous les écrits de la Mère datant d’avant 1920 – à l’exception de Prières et Méditations; des causeries faites à Paris à « de petits groupes de chercheurs » ; plusieurs textes écrits au Japon, et « Belles histoires », des contes écrits pour les enfants.
Parmi les anciens Arabes, Hatim Taï avait une grande réputation pour la générosité de ses dons et de ses aumônes.
— Avez-vous jamais rencontré quelqu’un de meilleur que vous? lui demandèrent une fois ses amis. —
Oui, répondit Hatim Taï.
— Qui était-ce?
— Un jour j’avais fait immoler quarante chameaux, pour offrir un festin à tous ceux qui voudraient venir y prendre part. Puis je partis avec plusieurs chefs pour inviter au loin des convives. En route nous trouvâmes un bûcheron qui venait de couper un fagot d’épines; car tel était son gagne-pain. Le voyant pauvre, je lui demandai pourquoi il ne se rendait pas aux nombreux festins que faisait donner Hatim Taï. « Ceux qui gagnent leur propre vie, me répondit-il, n’ont pas besoin des largesses de Hatim Taï. »
Pourquoi Hatim Taï déclara-t-il donc que ce bûcheron était un homme meilleur que lui-même?
C’est parce qu’il trouvait plus beau de travailler pour se subvenir à soi-même que de faire aux autres des cadeaux qui ne vous coûtent aucun travail, qui ne vous font faire aucun sacrifice, et qui, par-dessus le marché, encouragent les autres à ne pas compter sur eux-mêmes.
Certes il est bien naturel que des amis offrent à leurs amis des cadeaux ; il est bon que des bras robustes viennent au secours des pauvres et des malheureux ; mais un homme solide et actif doit travailler avec ses mains, et non pas les tendre pour des aumônes. Cependant, ceci doit s’entendre sans blâme pour ceux qui se consacrent tout entiers à la vie contemplative et à la recherche de la sagesse.
Si noble que fût la conduite du bûcheron, elle l’était moins cependant que celle du prince persan dont voici l’histoire :
C’était un prince de l’ancien temps, appelé Gushtasp.
Très contrarié de ce que son père ne le traitait pas en héritier du trône, il quitta son pays natal et erra vers l’ouest. Seul et affamé, il comprit que sa subsistance ne pouvait plus dépendre que de son travail. Il alla donc trouver le souverain du pays et lui dit :
— Je suis un écrivain habile et serais heureux d’être employé comme scribe.
Il lui fut répondu d’attendre quelques jours car on n’avait nul besoin de scribes pour le moment. Mais il avait trop faim pour attendre; et il s’en alla vers des chameliers pour leur demander de l’ouvrage. Ceux-ci n’avaient besoin d’aucun compagnon nouveau; cependant, voyant son profond dénuement, ils lui donnèrent à manger.
Un peu plus loin, Gushtasp s’arrêta à la porte d’une forge et offrit ses services au forgeron.
— Tenez, lui répondit l’homme, vous allez m’aider à marteler ce fer, et il mit un marteau dans les mains de Gushtasp.
Le prince avait une très grande force; il leva la lourde masse, en frappa l’enclume et du premier coup la brisa. Le forgeron furieux le mit à la porte aussitôt.
Alors Gushtasp erra de nouveau dans la plus profonde détresse.
De quelque côté qu’il se tournât, rien ne lui permettait de prouver son utilité.
À la fin il rencontra un cultivateur qui travaillait dans un champ de blé, et qui, prenant pitié de son sort, lui offrit l’abri et la nourriture.
Un jour la nouvelle se répandit que la fille du roi de Rum étant en âge de se marier, tous les jeunes gens de famille princière étaient conviés au banquet royal. Gushtasp décida de s’y rendre, et s’assit à la table parmi tous les autres. La princesse Kitaban le vit, l’aima et lui donna une gerbe de roses comme marque de sa faveur.
Le roi éprouva une violente antipathie pour la pauvreté de Gushtasp; il n’osa pas défendre à sa fille de l’épouser, mais dès qu’ils furent mariés, il les chassa de son palais. Alors ils s’en allèrent vivre au sein de la forêt, et bâtirent leur hutte non loin d’une rivière.
Gushtasp était grand chasseur. Chaque jour il passait en bateau la rivière, capturait un élan ou un âne sauvage, donnait au batelier la moitié de son butin et rapportait le reste à sa femme.
Un jour le batelier amena un jeune homme nommé Mabrin qui voulait voir Gushtasp.
— Seigneur, dit Mabrin, je désire épouser la seconde fille du roi, la sœur de votre femme, mais je ne puis le faire à moins de tuer le loup qui dévaste les terres du roi ; et je ne sais comment m’y prendre.
— Je le ferai pour vous, dit Gushtasp le chasseur.
Il s’en alla dans le désert, et quand il eut découvert le monstre, l’abattit de deux flèches, puis avec son couteau de chasse, lui trancha la tête.
Le roi vint voir la bête morte, et tout joyeux donna à Mabrin sa seconde fille.
Quelque temps après, le batelier amena à Gushtasp un autre jeune homme appelé Ahrun. Celui-ci désirait épouser la troisième fille du roi, mais auparavant il devait tuer un dragon. Gushtasp lui promit d’accomplir ce nouvel exploit.
Il confectionna avec des couteaux une boule hérissée de pointes tranchantes; puis il partit à la découverte et rencontra le dragon dont le souffle était de feu. Il lança beaucoup de flèches dans le corps du monstre, sautant de côté et d’autre pour éviter ses griffes. Ensuite il fixa la boule de couteaux au bout d’une pique et la jeta dans la gorge du dragon qui referma sa gueule et tomba ; alors le prince l’acheva de son épée.
Ainsi Ahrun épousa la troisième fille du roi.
Vous ne serez pas surpris que plus tard un si vaillant prince soit devenu roi de Perse comme successeur de son père. Ce fut pendant le règne de Gushtasp que le saint prophète Zerdusht, ou Zoroastre, enseigna aux Persans la foi en Ormuz, Seigneur de la lumière, du soleil et du feu, de la rectitude et de la justice.
Cependant vous voyez que Gushtasp ne trouva pas tout de suite sa place et son emploi dans le monde.
Il essaya beaucoup de choses sans réussir, et même il s’attira tout d’abord l’inimitié de bien des hommes, celle du brave forgeron par exemple.
À la fin cependant il obtint son vrai rang et put aider les autres en attendant de les gouverner sagement. Et c’est justement en aidant les autres qu’il était supérieur au bûcheron dont nous avons parlé tout à l’heure; car, d’après l’histoire, celui-ci se contentait de travailler pour lui-même. Gushtasp était supérieur aussi à Hatim Taï, le généreux, car au lieu d’offrir comme lui seulement le superflu de ses richesses, le prince persan donnait la force de son bras, et même risquait sa vie pour le salut des autres.
Nul n’est plus digne de respect que celui qui, comptant sur lui, parvient par son énergie propre non seulement à pourvoir à tous ses besoins, mais à accroître autour de lui le bien-être et la prospérité de ses proches.
Honorons le père, ingénieur ou bûcheron, écrivain ou laboureur, commerçant, forgeron ou explorateur, qui, par son travail quel qu’il soit, assure son confort et augmente celui des siens.
Honorons le travailleur qui pour servir à la fois ses propres intérêts et ceux de ses camarades, organise avec eux des ateliers ou des magasins coopératifs, ou des syndicats permettant à chacun de revendiquer son droit, en faisant entendre la voix puissante du nombre au lieu de la voix faible et suppliante d’un individu isolé.
Les groupements professionnels apprennent ainsi aux ouvriers à compter sur leurs propres forces et à s’aider les uns les autres.
Et vous aussi, écoliers, apprenez à enrichir votre intelligence en la concentrant sur la tâche que vous donne le maître, et tout en gravissant du mieux que vous pourrez les échelons de la connaissance, sachez à l’occasion aider un camarade moins habile et moins dégourdi que vous.
Dans les contes de fées, il suffit d’un mot prononcé, d’une lampe qu’on frotte, d’une baguette qu’on agite, pour que des génies apparaissent et transportent les hommes à travers les airs, construisent en un clin d’œil des palais, fassent surgir du sol des armées d’éléphants et de cavaliers.
Mais l’effort personnel produit des merveilles plus grandes encore : il couvre le sol de riches moissons, maîtrise les bêtes sauvages, perce des montagnes, construit des digues et des ponts, bâtit des cités, lance des navires sur les flots et des machines volantes à travers les airs, crée pour tous, enfin, plus de bien-être et de sécurité.
Par lui l’homme devient plus noble, plus juste, plus bienveillant, et c’est là que se trouve le progrès véritable.
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