Sont réunis dans ce volume tous les écrits de la Mère datant d’avant 1920 – à l’exception de Prières et Méditations; des causeries faites à Paris à « de petits groupes de chercheurs » ; plusieurs textes écrits au Japon, et « Belles histoires », des contes écrits pour les enfants.
Un lion, un loup et un renard se trouvaient ensemble à la chasse. Ils tuèrent un âne, une gazelle et un lièvre.
En présence de ce butin, le lion dit au loup :
— Voudrais-tu me dire, ami loup, comment nous nous partagerons ce gibier?
— Point n’est besoin, répondit le loup, de découper les trois animaux. Prends l’âne; que le renard prenne le lièvre; et moi, je me contenterai de la gazelle.
Pour toute réponse, le lion poussa un rugissement de fureur; et comme récompense pour son avis, d’un seul coup de griffe, il broya la tête du loup. Puis le lion se tourna vers le renard et lui dit :
— Et toi, mon cher ami, que suggères-tu?
— Oh! Sire, répondit le renard avec une profonde courbette, le cas est très simple. Vous devriez prendre l’âne pour votre déjeuner du matin, la gazelle pour votre repas du soir, et manger le lièvre comme un léger en-cas, entre deux.
— Très bien, dit le lion content d’avoir tout le gibier pour lui seul. Et qui t’a appris à parler avec tant de sagesse et de justice?
— C’est le loup, répondit finement le renard. Pourquoi le renard parla-t-il de la sorte? Était-ce pour exprimer sa pensée véritable? Oh que non! Était-ce même par désir sincère de faire plaisir au lion? Certainement pas davantage. Il parlait ainsi parce qu’il avait peur; et l’on peut certes avoir pour lui beaucoup d’indulgence. Mais il faut bien dire pourtant, que sa parole n’était pas droite; elle était seulement adroite. Et si le lion l’approuva, c’est qu’il aimait la viande, non la vérité.
Un écrivain musulman, Abou Abbas, nous raconte la gloire du roi Salomon qui régna à Jérusalem, la cité sainte des Hébreux.
Dans la salle du trône se trouvaient six cents sièges, dont la moitié était occupés par les sages, l’autre moitié par les « djinns » ou génies, qui aidaient Salomon de leur pouvoir magique.
Pendant toute la durée des conciles, sur un mot du roi, paraissait une multitude de grands oiseaux, les ailes étendues, pour abriter ceux qui se trouvaient sur les six cents sièges. À son ordre aussi, un vent puissant s’élevait, soulevant le palais entier pour le transporter instantanément, chaque matin et chaque soir, à la distance d’un mois de voyage. De cette façon, le roi gouvernait sur place les pays lointains qui lui appartenaient.
De plus, Salomon s’était fait construire le trône le plus merveilleux qu’on ait jamais imaginé. Et ce trône était conçu de façon à ce que personne n’osât prononcer un mensonge en présence du roi.
Il était d’ivoire, incrusté de perles, d’émeraudes et de rubis, et entouré par quatre dattiers d’or dont les dattes étaient aussi d’émeraudes et de rubis. Au sommet de deux de ces palmiers se trouvaient des paons d’or, et au sommet des deux autres des vautours d’or. Des lions d’or se tenaient aussi de chaque côté du trône entre deux colonnes d’émeraude. Et tout autour du tronc des dattiers était enroulée une vigne d’or portant des grappes de rubis.
Les anciens d’Israël étaient assis à la droite de Salomon, et leurs sièges étaient d’or; les génies étaient assis à sa gauche, et leurs sièges étaient d’argent.
Quand le roi tenait sa cour de justice le peuple était admis en sa présence. Et chaque fois qu’un homme portait témoignage au sujet d’un autre, s’il manquait en quoi que ce soit à la vérité, une chose merveilleuse se produisait. À sa vue, le trône qui portait le roi, les lions, les palmiers, les paons, les vautours, tournaient aussitôt sur eux-mêmes. Puis les lions jetaient leurs griffes en avant, en frappant le sol de leurs queues; les vautours et les paons agitaient leurs ailes.
Ainsi les témoins tremblaient de terreur et n’osaient dire aucun mensonge.
Tout ceci était sans doute fort commode, et devait faciliter beaucoup la tâche du roi. Mais la peur est toujours une triste chose, qui fait mauvais ménage avec la vérité.
Même lorsque par hasard, comme dans l’histoire d’Abou Abbas, elle oblige un homme à parler avec vérité, elle ne rend pas pour cela véridique; car elle peut aussi l’obliger, dès l’instant d’après, à manquer de franchise, ainsi que le fit le renard de notre précédent conte. Et c’est ce qui arrive le plus souvent.
Un honnête homme n’a pas besoin des merveilles du trône de Salomon pour apprendre à dire la vérité. Le trône de la vérité se trouve dans son propre cœur; la rectitude de son âme ne peut lui inspirer que des paroles de rectitude. Il dit la vérité non parce qu’il a peur d’un professeur, d’un maître, d’un magistrat, mais parce que c’est le propre d’un homme droit, la marque de sa nature.
C’est l’amour de la vérité qui lui fait braver toute crainte. Il parle comme il doit, quoi qu’il puisse lui en advenir.
Un riche et puissant roi, nommé Vishvamitra, désirant acquérir une plus grande considération, résolut de pratiquer la tapasya, c’est-à-dire des austérités, pour passer ainsi de sa caste, qui était celle des kshatriyas, dans la plus haute de toutes, celle des brahmanes.
Il fit tout ce qu’il pensait nécessaire, et mena une vie austère d’apparence qui faisait dire à tous : « Le roi mérite d’être brahmane. »
Mais le brahmane Vasishtha ne pensait pas ainsi ; car il savait que Vishvamitra avait agi par vanité; son renoncement n’était pas sincère. Et c’est pourquoi il refusa de le saluer du nom de brahmane.
Dans sa fureur le roi fit tuer une centaine d’enfants de la famille de Vasishtha. Mais malgré toute sa douleur, celui-ci persista à refuser de dire ce qu’il ne pensait pas être vrai.
Alors le roi résolut de tuer aussi l’homme véridique. Un soir il se rendit à la cabane de Vasishtha pour accomplir sa mauvaise action.
Arrivé près de la porte, il entendit le brahmane parler avec sa compagne; et comme son nom était prononcé, il s’arrêta pour écouter. Saintes et pures, pleines de pardon pour lui, étaient les paroles qu’il entendit. Alors le cœur du roi fut touché. Plein de repentir il jeta son arme; puis il entra et s’inclina aux pieds de l’ermite.
— Brahmarshi, dit Vasishtha en affectueux accueil, voyant dans quel état d’esprit se trouvait le roi.
— Pourquoi, demanda humblement ce dernier, ne vouliezvous pas reconnaître ma tapasya tout d’abord?
— Parce que, répondit Vasishtha, vous réclamiez le titre de brahmane au nom d’un orgueilleux pouvoir; mais maintenant que vous êtes repentant, vous venez dans un véritable esprit de brahmane.
Vasishtha savait dire la vérité sans frayeur. Il sut la dire aussi sans rancune.
Ne trouvez-vous pas que cela est beau de dire ainsi la vérité, même quand il y a du danger à le faire?
Bien souvent d’ailleurs, pour ceux qui bravent ce danger, les choses tournent mieux qu’il n’aurait semblé tout d’abord. Le succès du mensonge est toujours de courte durée, tandis qu’au contraire, en la plupart des cas, être droit est la meilleure façon d’être adroit.
Un matin l’empereur de Delhi s’assit sur son trône pour distribuer des honneurs à tous ceux qu’il en jugeait dignes. Comme la cérémonie allait prendre fin, il s’aperçut qu’un de ceux qu’il avait mandés, un jeune homme nommé Syed Ahmed, n’avait pas encore paru.
L’empereur quitta son trône pour prendre place dans la chaise à porteurs destinée à le transporter à travers son vaste palais.
Juste à ce moment, le jeune homme entra précipitamment.
— Votre fils est en retard, dit l’empereur au père de Syed, qui était son ami.
— Pourquoi cela ? interrogea-t-il en regardant sévèrement le jeune homme.
— Seigneur, répondit franchement Syed, c’est parce que j’ai dormi trop longtemps.
Les courtisans regardèrent avec stupeur le jeune homme. Comment osait-il avouer à l’empereur si effrontément qu’il n’avait pas de meilleure excuse? Et quelle maladresse était donc la sienne de parler ainsi?
L’empereur, au contraire, après un instant de méditation, éprouva de l’estime pour le jeune homme à cause de cette sincérité; et il lui donna le collier de perles et le joyau, insigne d’honneur, pour son front.
Ainsi fut récompensé Syed Ahmed qui aimait la vérité et la disait à tous, prince ou paysan.
Il est bien certain que pour pouvoir sans peine dire la vérité, le mieux est de toujours agir de façon à n’avoir à dissimuler aucun de nos actes. Et pour cela, à chaque instant, il faut nous conduire en nous souvenant que nous sommes en présence du Divin.
Car la droiture de la parole exige aussi celle des actes; et l’homme sincère est celui qui évite tout mensonge dans ce qu’il dit, et dans ce qu’il fait, toute hypocrisie.
À Amroha se fabrique une spécialité de poterie dite « kagazi », décorée de dessins d’argent. Ces poteries sont très jolies, mais elles sont si légères et si fragiles que le moindre usage les brise. Bien qu’elles aient toute l’apparence d’une vaisselle utilisable, il faut se contenter de les regarder.
Beaucoup de gens ressemblent à la poterie kagazi. Ils ont de belles apparences; mais essayez de les mettre à l’épreuve en quoi que ce soit, et vous verrez que chez eux tout n’est que décors. Ne leur accordez pas la moindre confiance, car c’est un poids trop lourd pour leur fragilité.
Un brahmane envoya son fils à Bénarès pour y étudier sous la direction d’un pandit 18.
Douze ans après, le jeune homme revint dans sa ville; et beaucoup de gens s’empressèrent d’accourir chez lui, pensant qu’il était devenu un très profond érudit. Ils placèrent devant lui un livre écrit en sanskrit et lui dirent :
— Expliquez-nous la doctrine, honorable pandit.
Le jeune homme regarda fixement le livre. En vérité il ne comprenait pas un seul mot. Il n’avait rien appris du tout à Bénarès que son alphabet. Et encore, les lettres avaient-elles été tracées en gros caractères sur un tableau noir, de façon à ce qu’il pût, à force de les voir tous les jours, les faire peu à peu entrer dans sa tête.
Il resta donc silencieux devant le livre et ses yeux semblaient prêts à verser des larmes.
— Ô pandit, dirent les visiteurs, quelque chose a touché votre cœur. Dites-nous ce que vous avez trouvé dans le livre.
— Les lettres, dit-il enfin, étaient grandes à Bénarès, mais ici elles sont petites! Ce pandit-là n’était-il pas semblable aux pots kagazi?
Un loup gîtait sur des rochers au bord du Gange. À la fonte des neiges, l’eau se mit à monter. Elle monta si haut qu’elle entoura de toutes parts le rocher du loup. Un jour il ne put donc aller chercher sa nourriture.
— Eh bien! dit-il, voyant qu’il n’avait plus rien à manger, ce sera aujourd’hui jour saint, en l’honneur duquel j’institue un jeûne.
Il s’assit au bord du rocher et prit un air très solennel, afin de célébrer le jour saint et le jeûne.
Mais voici que bientôt une chèvre sauvage sautant par-dessus l’eau, de rocher en rocher, atteignit celui où se trouvait le loup plein de dévotion.
— Oh! Oh! s’écria-t-il dès qu’il l’aperçut. Voici quelque chose à manger.
Il bondit sur la chèvre, mais la manqua ; il bondit de nouveau, la manqua encore. Enfin la chèvre, franchissant le courant rapide, put lui échapper tout à fait.
— Eh bien ! dit le loup, reprenant son attitude de bon ermite, je ne serai pas assez impie pour manger de la chair de chèvre un jour saint. Non, non, pas de viande pour moi un jour de jeûne!
Que pensez-vous de ce loup, de sa dévotion, de son respect pour le jour saint? Vous riez de sa fourberie. Mais combien de gens n’y a-t-il pas dont la sincérité ressemble à la sienne, qui se parent de beaux sentiments parce qu’ils y ont intérêt et font les petits saints parce qu’ils ne peuvent donner libre carrière à leurs vices? Mais malgré toute leur adresse, pensez-vous que ces trompeurs puissent prévaloir bien longtemps contre celui qui est juste et droit?
Pour le seigneur Rama et son frère Lakshmana les singes et les ours de l’armée d’Hanouman se battirent contre Ravana, le démon aux dix têtes.
Faiblissant sous les coups des guerriers qui de toutes parts l’assaillaient, Ravana usa de son pouvoir magique.
Tout à coup, par enchantement, parurent à ses côtés, parmi les démons, beaucoup de Ramas et beaucoup de Lakshmanas. Ce n’était, à la vérité, que des apparences trompeuses et illusoires; mais les singes et les ours, les prenant pour de vraies personnes, s’arrêtèrent tout interdits : comment auraient-ils pu continuer la lutte et jeter des arbres et des rochers, contre Rama et Lakshmana, leurs chefs adorés. Les voyant ainsi consternés, Ravana le démon sourit de cruelle allégresse. Rama aussi sourit : quel plaisir il allait avoir à détruire un pareil mensonge, à déjouer la fraude, à donner victoire à la vérité! Il fixa une flèche à son arc puissant, et tira. La flèche siffla parmi les ombres trompeuses qui aussitôt se dissipèrent. Alors l’armée d’Hanouman, voyant clair désormais, reprit courage.
Ainsi toute parole droite d’un homme sincère est comme une flèche capable de détruire beaucoup de mensonges et d’hypocrisies.
Dans une ancienne légende de l’Inde du Sud, il est question d’un prince, le roi Jasmin, dont le rire seul parfumait le pays à des lieues de distance, d’une douce odeur de jasmin. Mais pour cela son rire devait provenir de la joyeuse et naturelle gaieté de son cœur. Il n’eût servi de rien qu’il essayât de rire sans un enjouement véritable. Quand son esprit était en fête, alors son rire jaillissait comme une source parfumée.
La vertu de ce rire provenait tout entière de sa sincérité.
Le service était extrêmement riche sur les tables du palais de Duryodhana. La vaisselle était d’or et d’argent, ornée de rubis, d’émeraudes et de diamants aux mille feux. Le seigneur Krishna invité à la fête ne s’y rendit pas. Il alla ce soir-là dîner chez un pauvre shudra qui lui aussi l’avait invité. Le repas était pourtant bien modeste et la vaisselle se trouvait fort simple. Mais Krishna le choisit pourtant de préférence à l’autre; car la fête que lui offrait le shudra était pleine d’amour sincère; tandis que le somptueux banquet du roi Duryodhana était donné par ostentation.
On raconte aussi que le glorieux Rama s’assit un jour à la table d’une très humble femme dont le mari était oiseleur. Elle ne put mettre que quelques fruits devant le héros fameux, car elle ne possédait pas autre chose. Mais ce fut de si bon cœur qu’elle donna ainsi tout ce qu’elle avait de meilleur, que Rama fut touché, et ne voulut pas que le souvenir fût perdu de ce don d’une âme sincère. Et c’est pourquoi on en parle encore après tant de siècles.
Jalal était un instituteur sage et réputé. Deux Turcs qui désiraient entendre ses enseignements, vinrent un jour le trouver avec une offrande. Comme ils étaient fort pauvres, leur don était modeste : seulement une poignée de lentilles. Certains disciples du sage regardèrent avec mépris le cadeau. Mais Jalal leur dit :
— Le prophète Mohammed eut un jour besoin d’un trésor pour mener à bien l’une de ses entreprises. Il demanda donc à ceux qui le suivaient de lui donner ce dont ils pouvaient disposer. Les uns apportèrent la moitié de ce qu’ils possédaient, d’autres le tiers. Abou Bakar donna toutes ses richesses. Mohammed eut ainsi une grande quantité d’armes et d’animaux. Alors arriva une pauvre femme qui à son tour offrit au prophète trois dattes et un gâteau de blé; et c’était tout ce qu’elle avait. À cette vue beaucoup sourirent; mais le prophète leur raconta qu’il avait eu un songe, et qu’il avait vu les anges prendre une balance, mettre les dons de tous dans l’un des plateaux, et dans l’autre seulement les dattes et le pain de la pauvre femme. Et la balance restait immobile, car ce plateau se trouvait aussi lourd que l’autre. Et Jalal ajouta :
— Un petit cadeau offert de cœur sincère a autant de valeur que de riches présents.
En entendant cela, les deux Turcs eurent de la joie, et personne n’osa plus rire à cause de la poignée de lentilles.
Un pauvre homme de basse caste, pour nourrir sa famille, chassa tout un jour, mais ne put rien prendre. Quand la nuit tomba, il était encore dans la forêt, seul, affamé, épuisé par ses vains efforts. Dans l’espoir d’y trouver un nid, il grimpa sur un arbre « bel » dont les feuilles trilobées sont offertes au grand Shiva par ses fidèles. Mais il ne découvrit aucun nid. Il pensa à sa femme et à ses petits enfants qui attendaient à la maison leur père et leur nourriture, et pleura sur eux.
Les larmes de pitié, dit la légende, sont très lourdes. Elles sont bien plus précieuses que des pleurs versés par ceux qui s’attristent sur leur propre peine.
Les larmes du chasseur tombèrent sur des feuilles de l’arbre « bel », et les entraînèrent vers la pierre d’offrande placée au pied de l’arbre en l’honneur de Shiva. À ce moment un serpent mordit l’homme et il mourut. Les génies aussitôt transportèrent son âme dans la maison des dieux et la présentèrent au grand Shiva.
— Il n’est aucune place ici pour l’âme de cet homme, crièrent en chœur les habitants du ciel. Car il était de basse caste, il ignorait les saintes lois, mangeait une nourriture impure, et n’offrait pas aux dieux les dons accoutumés.
Mais Shiva leur dit :
— Il me donna des feuilles de bel, et surtout il m’offrit des larmes sincères. Il n’y a pas de basse caste pour les cœurs droits. Et il le reçut dans son ciel.
Toutes ces histoires nous montrent qu’en tous temps et en tous pays, les hommes ainsi que leurs dieux honorent la sincérité; ils aiment en toutes choses la droiture et la vérité.
Celui qui vit dans le mensonge est un ennemi de l’humanité.
Toutes les sciences humaines, philosophie, astronomie, mathématique, chimie, physique, sont des recherches de la vérité. Mais dans les plus petites choses, elle est aussi nécessaire que dans les plus grandes.
Petits enfants, n’attendez pas d’être grands pour apprendre à devenir véridiques : on ne saurait l’être trop tôt; et pour le demeurer on ne saurait en prendre l’habitude de trop bonne heure.
C’est parfois si difficile pour les hommes, même quand ils le veulent, de dire la vérité; car pour la dire, il faut tout d’abord la connaître et la découvrir; et ce n’est pas toujours si commode.
Quatre jeunes princes de Bénarès étaient frères. Chacun d’eux dit au conducteur du char de leur père :
— Je voudrais voir un arbre kimsouka.
— Je vous le montrerai, dit le conducteur; et il invita l’aîné à faire une promenade.
Dans la jungle, il montra un kimsouka au prince. C’était l’époque de l’année où il n’y a ni bourgeons, ni feuilles, ni fleurs. Le prince ne vit donc qu’un tronc de bois sombre.
À quelques semaines de là, le second prince partit dans le char à la promenade, et vit aussi le kimsouka. Il le trouva couvert de feuilles.
Un peu plus tard dans la saison, le troisième le vit à son tour; il était tout rose de fleurs.
Le quatrième l’aperçut enfin; ses fruits étaient mûrs.
Un jour que les quatre frères étaient réunis, quelqu’un demanda :
— À quoi ressemble l’arbre kimsouka ?
L’aîné dit : « À un tronc dénudé. »
Le second : « À un bananier épanoui. »
Le troisième : « À un bouquet rose et rouge. »
Et le quatrième : « À un acacia qui porterait des fruits. » Ne pouvant se mettre d’accord, ils allèrent ensemble vers le roi leur père, pour qu’il juge entre eux. Quand il apprit comment, l’un après l’autre, les jeunes princes avaient vu l’arbre kimsouka, le roi sourit, puis il leur dit :
— Vous avez raison tous les quatre, mais tous les quatre vous oubliez que l’arbre n’est pas le même en toutes saisons.
Chacun disait ce qu’il avait vu, et chacun ignorait ce que savaient les autres.
Ainsi le plus souvent, les hommes ne connaissent qu’une petite partie de la vérité, et leur erreur vient justement de ce qu’ils croient la connaître toute.
Combien cette erreur serait moindre, s’ils avaient appris de bonne heure à aimer assez la vérité pour la rechercher toujours plus.
Le roi de Koumayoun, dans la région montagneuse de l’Himalaya, chassait un jour sur la colline d’Almora, couverte en ce temps-là d’une épaisse forêt.
Un lièvre sortit des buissons. Le roi se mit à le poursuivre. Mais ce lièvre soudain se changea en un tigre qui disparut bientôt à sa vue.
Frappé de ce prodige, le roi assembla les sages dans son palais et leur demanda ce que voulait dire une telle chose.
— Cela veut dire, répondirent-ils, que sur le lieu où vous avez perdu de vue le tigre, vous devez bâtir une nouvelle cité. Car les tigres ne s’enfuient que des lieux où les hommes viennent habiter en masse.
Des ouvriers furent donc embauchés pour construire la nouvelle ville. Afin d’éprouver la solidité du terrain, une épaisse barre de fer fut enfoncée dans le sol. À ce moment survint par hasard un léger tremblement de terre.
— Arrêtez! crièrent les sages. La pointe a percé le corps de Sheshnâg, le serpent du monde. Il ne faut point ici bâtir la ville.
Et, en effet, la légende dit que la barre de fer ayant été retirée du sol, fut trouvée toute rougie du sang de Sheshnâg.
— Cela est très fâcheux, dit le roi; mais puisqu’on a décidé de bâtir là la ville, on la bâtira tout de même.
Furieux, les sages lui prédirent d’affreux malheurs pour la cité, et la fin de sa propre race à brève échéance.
Le sol était fertile et l’eau abondante. Depuis six cents ans la ville d’Almora se dresse sur le roc, et les champs d’alentour produisent de riches moissons.
Ainsi, malgré leur sagesse, les sages se trompaient dans leurs prédictions. Sans doute ils étaient sincères et pensaient dire la vérité. Mais bien souvent les hommes se trompent ainsi et prennent pour des réalités ce qui n’est que superstition.
Petits enfants, le monde est rempli de superstitions, et le meilleur moyen qui soit offert aux hommes pour découvrir plus de vérité, est de rester toujours sincère et de le devenir toujours plus, en pensées, en actes, en paroles; car c’est en évitant en toutes choses de tromper les autres que l’on apprend aussi à se tromper soi-même de moins en moins.
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