Sont réunis dans ce volume tous les écrits de la Mère datant d’avant 1920 – à l’exception de Prières et Méditations; des causeries faites à Paris à « de petits groupes de chercheurs » ; plusieurs textes écrits au Japon, et « Belles histoires », des contes écrits pour les enfants.
« Le sentier de Tout-à-l’heure et la route de Demain ne conduisent qu’au château de Rien-du-tout. »
Au bord du chemin, les fleurs aux couleurs variées charment les yeux ; les baies rouges étincellent sur de petits arbres aux branches noueuses, et dans le lointain, un brillant soleil dore les blés mûrs.
Un jeune voyageur marche d’un pas alerte, respirant avec bonheur l’air pur du matin; il semble joyeux, insouciant de l’avenir. Le chemin qu’il suit débouche dans un carrefour d’où partent un nombre incalculable de sentiers.
Le jeune homme voit partout des empreintes de pas qui s’entrecroisent. Le soleil brille toujours au ciel ; les oiseaux chantent sur les arbres; le jour s’annonce très beau. Le voyageur s’engage, sans réfléchir, dans le sentier le plus rapproché de lui, qui paraît, du reste, très praticable; il songe un moment qu’il aurait pu choisir une autre route; mais il sera toujours temps de revenir sur ses pas si le sentier dans lequel il s’est engagé n’aboutit pas. Une voix semble lui dire : « Retourne, retourne, tu n’es pas dans le bon chemin. » Mais tout ce qui l’entoure le charme et lui plaît. Que doit-il faire? Il ne le sait. Il va toujours, sans prendre de décision; il goûte les joies du moment. « Encore, répond-il à la voix, encore un peu, puis je réfléchirai ; j’ai bien le temps. » Les herbes folles qui l’entourent lui murmurent à l’oreille : « Tout à l’heure. » Tout à l’heure, oui tout à l’heure. Ah! qu’il est doux de respirer la brise embaumée, tandis que le soleil réchauffe l’air de ses rayons de feu. Tout à l’heure, tout à l’heure. Et le voyageur avance toujours; et le sentier s’élargit. Au loin, des voix se font entendre, « Où vas-tu, malheureux, tu ne vois pas ta perte, tu es jeune; viens, viens vers nous, vers le beau, vers le bien, vers le vrai; ne t’égare pas dans la mollesse, ne t’endors pas dans le présent; viens vers l’avenir. » — « Tout à l’heure, tout à l’heure », répond le voyageur à ces voix importunes. Les fleurs lui sourient et répètent « tout à l’heure ». Le sentier s’élargit toujours. Le soleil a atteint le sommet de sa course; le jour resplendit. Le sentier devient route.
La route est blanche et poudreuse; de frêles bouleaux la bordent; un ruisseau fait entendre son doux murmure; mais en vain cherche-t-on de tous côtés, on ne voit aucun but à ce chemin interminable.
Le jeune homme, sentant un trouble secret, s’écrie : « Où suis-je? Où vais-je? Qu’importe; pourquoi penser, pourquoi agir? Laissons-nous entraîner sur cette route sans fin ; marchons, je penserai demain. »
Les petits arbres ont disparu; des chênes bordent la route; un léger ravin se creuse de chaque côté. Le voyageur ne sent aucune fatigue; il est entraîné comme dans un délire.
Le ravin devient plus profond; les chênes ont fait place aux sapins; le soleil commence à baisser. Le voyageur, étourdi, regarde de toutes parts; il voit des formes humaines rouler dans le ravin, s’accrocher aux sapins, aux rochers abrupts, aux racines qui sortent du sol ; quelques êtres font de grands efforts pour remonter; mais, arrivés près du bord, ils tournent la tête et se laissent retomber.
Des voix sourdes crient au voyageur : « Fuis ce lieu; retourne au carrefour; il en est temps encore. » Le jeune homme hésite, puis répond : « Demain. » Il se couvre le visage de ses mains pour ne plus voir les corps qui roulent dans le ravin, et court sur la route, entraîné par un besoin irrésistible d’avancer; il ne se demande plus s’il trouvera une issue. Le front plissé, les vêtements en désordre, il court toujours éperdu. Enfin, se croyant loin du lieu maudit, il ouvre les yeux : plus de sapins; partout des pierres arides, de la poussière grise. Le soleil a disparu derrière l’horizon, la nuit commence à poindre. La route s’est perdue dans un désert sans fin. Le voyageur désespéré, exténué par sa longue course veut s’arrêter; mais il faut marcher. Tout est ruine autour de lui; il entend des cris étouffés; ses pieds heurtent des squelettes. Au loin, le brouillard intense prend des formes effrayantes; des masses noires se dessinent; quelque chose d’immense et de difforme se laisse deviner. Le voyageur vole plutôt qu’il ne marche vers ce but qu’il pressent et qui semble fuir; des hurlements farouches dirigent ses pas; il frôle des fantômes.
Enfin il voit devant lui une vaste bâtisse, sombre, désolée, lugubre, un de ces châteaux dont on dit avec angoisse : « C’est un château de revenants. » Mais le jeune homme ne songe pas à la tristesse du lieu; il n’est pas impressionné par ces grands murs noirs; il frémit à peine sur cette terre poussiéreuse, à la vue de ces tours formidables; il pense seulement que le but est atteint, il oublie sa lassitude et son découragement. En s’approchant du château, il frôle un mur et le mur s’écroule; à l’instant même, tout s’effondre autour de lui; tours, créneaux et murailles ont disparu, sombrant en poussière; et cette poussière s’entasse sur celle qui recouvre déjà le sol.
Des hiboux, des corbeaux et des chauves-souris s’enfuient de toutes parts en poussant des cris stridents et viennent tournoyer au-dessus de la tête du pauvre voyageur, qui, stupéfait, abattu, anéanti, reste cloué sur place sans pouvoir faire un mouvement; tout à coup, pour comble d’horreur, il voit se dresser devant lui des fantômes terribles qui ont nom : la désolation, le désespoir, le dégoût de la vie, et même il aperçoit, au milieu des ruines, le suicide, pâle et sombre au-dessus d’un gouffre sans fond. Tous ces esprits malveillants l’entourent, se cramponnent à lui, le poussent vers le précipice béant. Le malheureux veut résister à cette force irrésistible, il veut reculer, s’enfuir, s’arracher à tous ces bras invisibles qui l’enlacent et l’étreignent; mais il est trop tard; il avance toujours vers l’abîme fatal; il se sent attiré, magnétisé par lui. Il appelle; aucune voix ne répond à ses cris; il saisit les fantômes, tout se dérobe sous lui; son œil hagard interroge le vide, il appelle, il supplie; le rire macabre du mal retentit enfin.
Le voyageur est au bord du gouffre; tous ses efforts ont été vains; après une lutte suprême il tombe... de son lit.
Un jeune étudiant avait un long mémoire à faire pour le lendemain matin; un peu fatigué de sa journée, il s’était dit, en rentrant chez lui : « Je travaillerai tout à l’heure. » Puis bientôt il pensa qu’en se couchant tôt il pourrait se lever de bonne heure le lendemain matin, et qu’il aurait vite fait de terminer son ouvrage. « Couchons-nous, se dit-il, je travaillerai mieux demain; la nuit porte conseil. » Il ne croyait pas dire si vrai. Son sommeil fut agité par l’horrible cauchemar que nous avons raconté, et sa chute le réveilla en sursaut. En songeant à ce qu’il avait rêvé, il s’écria : « Mais c’est bien simple : le sentier s’appelle le sentier de “toutà-l’heure”, la route est la route de “demain” et la grande bâtisse, le château de... “rien-du-tout”. » Et ravi de son esprit, il alla se mettre au travail en se promettant bien de ne jamais remettre au lendemain ce qu’il pouvait faire le jour même.
1893
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