Sont réunis dans ce volume tous les écrits de la Mère datant d’avant 1920 – à l’exception de Prières et Méditations; des causeries faites à Paris à « de petits groupes de chercheurs » ; plusieurs textes écrits au Japon, et « Belles histoires », des contes écrits pour les enfants.
(Texte de la Mère, publié pour la première fois en anglais dans le journal japonais Fujoshimbun, le 7 juillet 1916, dans une traduction revue et approuvée par la Mère.)
Vous m’avez demandé ce que je pense de la cause féministe et des conséquences qu’aura pour elle la guerre actuelle.
Un des premiers effets de la guerre a été certainement de donner un nouvel aspect à la question. Tout d’abord la futilité de ces perpétuelles oppositions entre hommes et femmes est apparue clairement; et derrière le conflit des sexes, ne portant que sur des faits extérieurs, la gravité des circonstances a permis de découvrir le fait intérieur, toujours existant sinon toujours manifeste, de la collaboration réelle, de l’union véritable de ces deux moitiés complémentaires de l’humanité.
Beaucoup d’hommes ont été surpris de constater combien facilement les femmes pouvaient les remplacer dans la plupart des postes qu’ils occupaient avant la guerre; et à leur surprise s’est ajouté comme un regret de ne pas avoir su trouver plus tôt un réel associé de leurs travaux et de leurs luttes chez celles que le plus souvent ils ne considéraient que comme des objets de plaisir et de distraction, au mieux comme les gardiennes de leurs foyers et les mères de leurs enfants.
Les femmes, certes, sont cela ; et pour le bien être il faut des qualités exceptionnelles. Mais elles ne sont pas que cela. Les circonstances actuelles l’ont abondamment prouvé.
En allant soigner les blessés de guerre, dans les conditions matérielles les plus difficiles, sous le feu même de l’ennemi, le prétendu sexe faible a prouvé que son énergie physique et son endurance étaient à la hauteur de celles des hommes. Mais là surtout où les femmes ont fait preuve de dons remarquables, c’est dans les facultés organisatrices.
Ces facultés d’administration leur étaient depuis longtemps reconnues dans l’Inde brâhmanique, l’Inde d’avant la conquête musulmane, où un adage populaire disait : propriété gouvernée par une femme signifie propriété prospère.
Mais en Occident, la pensée sémitique unie à la législation romaine avaient trop profondément influencé les mœurs pour que les femmes aient souvent l’occasion de faire montre de leurs capacités d’organisation.
En France, il est vrai, il est assez fréquent de voir la femme maîtresse absolue de l’administration de son « home », même au point de vue pécuniaire; et la richesse proverbiale de la petite bourgeoisie française prouve que le système a du bon.
Mais il était rare de voir utiliser les facultés féminines pour diriger des entreprises de quelque importance; et jusqu’à présent, les postes de confiance de l’administration publique leur ont toujours été fermés.
La présente guerre a permis de constater qu’en refusant le concours des femmes, les gouvernements se privaient d’une aide précieuse.
Je vous citerai un fait à titre d’exemple.
Aux premiers mois de la guerre, lorsque les Allemands eurent presque entièrement occupé le territoire belge, les habitants des pays envahis se trouvaient dans une misère indescriptible. Heureusement, grâce à l’initiative de quelques riches Américains et Américaines, une société fut fondée pour pourvoir aux besoins les plus urgents des populations éprouvées. Par suite de certaines opérations militaires, un groupe assez considérable de petits villages se trouva subitement privé de toute nourriture. C’était la famine imminente. La société américaine fit parvenir un message à des sociétés anglaises similaires, réclamant l’envoi immédiat d’un certain nombre de fourgons chargés des provisions les plus indispensables. Ces fourgons devaient être rendus à destination en trois jours. Les hommes à qui cette demande avait été transmise, répondirent qu’il était absolument impossible d’y satisfaire.
Par bonheur, une femme eut connaissance de la chose. Il lui parut affreux que dans des circonstances aussi tragiques on puisse se servir du mot : « impossible ».
Elle faisait partie d’un groupe féminin de secours aux blessés et éprouvés de la guerre. Immédiatement ces femmes promirent à la société américaine de lui donner satisfaction. Et en trois jours tous les innombrables obstacles furent surmontés, — pourtant certains de ces obstacles, spécialement ceux concernant le transport, paraissaient vraiment insurmontables. Un esprit puissamment organisateur, une volonté ardente avaient fait ce miracle; les provisions arrivèrent en temps voulu et l’affreuse misère, la cruelle famine put être évitée.
Ceci n’est pas pour dire que seules les belles qualités de la femme ont été révélées par la présente guerre. Ses faiblesses, ses travers, ses petitesses ont eu aussi l’occasion de s’étaler largement. Certes, si les femmes veulent prendre dans le gouvernement des nations la place qu’elles y réclament, elles doivent encore faire bien des progrès vers la maîtrise de soi, l’élargissement des idées et des points de vue, l’assouplissement intellectuel, l’oubli de leurs préférences sentimentales, afin de devenir dignes de diriger les affaires publiques.
Il est certain que la politique uniquement masculine a fait ses preuves d’incapacité : elle a sombré trop souvent dans la recherche de l’intérêt étroitement personnel et dans l’action arbitraire et violente. La politique des femmes amènerait, sans doute, une tendance au désintéressement et aux solutions plus humanitaires. Mais malheureusement, telles qu’elles sont encore, les femmes sont en général des êtres de passion et de partis pris enthousiastes; elles manquent du calme raisonnable que donne l’activité purement intellectuelle; celle-ci est dangereuse certes par sa froideur sans pitié, mais incontestablement utile par sa maîtrise sur les débordements d’un sentiment qui ne peut tenir la place prépondérante dans le règlement des intérêts collectifs.
Ces défauts qui seraient graves si l’activité des femmes devait être substituée à celle des hommes, pourraient, au contraire, par une collaboration des deux sexes, former comme un élément de compensation aux défauts opposés des hommes. Ce serait là le meilleur moyen de les amener peu à peu à se corriger mutuellement.
Réduire le rôle de la femme aux occupations uniquement intérieures et familiales, et le rôle de l’homme aux occupations exclusivement extérieures et sociales, en séparant ainsi ce qui doit être uni, serait donc perpétuer le triste état de choses actuel dont l’un comme l’autre souffre également. C’est devant les plus grands devoirs et les plus lourdes responsabilités que leurs qualités respectives doivent s’unir dans une étroite et confiante solidarité.
N’est-il point temps que cesse cette attitude d’hostilité, dressant les deux sexes l’un en face de l’autre comme d’irréconciliables adversaires? L’heure actuelle est sérieuse. Une sévère, une douloureuse leçon est donnée aux nations. Sur les ruines qui s’amoncellent de nouvelles constructions plus belles et harmonieuses peuvent être érigées.
Ce n’est plus le moment des mesquines compétitions, des revendications intéressées; il faut que tous les êtres humains s’associent dans un commun effort pour prendre conscience du plus haut idéal qui demande à être réalisé, et pour travailler ardemment à sa réalisation. La question qui se pose, la vraie question, n’est donc pas seulement celle d’une meilleure utilisation des activités masculines et féminines au-dehors, mais c’est, avant tout, celle d’un progrès spirituel au-dedans. Sans un progrès intérieur il n’est pas de progrès possible pour les choses extérieures.
Le problème du féminisme se ramène donc, comme tous les problèmes du monde, à un problème spirituel. Car la réalité spirituelle est à la base de toutes les autres; le monde divin — le Dhammata du bouddhisme — est le fondement éternel sur lequel s’édifient tous les autres mondes. Devant cette Suprême Réalité tous sont égaux, hommes et femmes, en droits et en devoirs; les seules distinctions qui puissent être dans ce domaine étant basées sur la sincérité et l’ardeur de l’aspiration, sur la constance de la volonté. Et c’est par la reconnaissance de cette égalité spirituelle fondamentale que peut être trouvée la seule solution sérieuse et durable au problème du rapport des sexes. C’est dans cette lumière qu’il faut le placer. C’est à cette hauteur aussi qu’il faut chercher le foyer d’action et de vie nouvelle autour duquel se construira le temple futur de l’Humanité.
7 juillet 1916
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