Ce volume comporte les commentaires de la Mère sur les Pensées et Aphorismes de Sri Aurobindo, et le texte de ces Aphorismes.
58 — L’animal, avant qu’il soit corrompu, n’a pas encore mangé le fruit de la connaissance du bien et du mal ; le dieu n’y a pas touché, il a préféré l’arbre de la vie éternelle ; l’homme se tient entre le ciel supérieur et la nature inférieure.
Est-il vrai qu’il y ait eu un paradis terrestre ? Pourquoi l’homme en a-t-il été chassé 24 ?
Au point de vue historique (je ne parle pas du point de vue psychologique mais historique), si je me place sur le terrain de mes souvenirs — seulement, je ne peux pas le prouver : on ne peut rien prouver, et je ne pense pas qu’il y ait aucune preuve vraiment historique, c’est-à-dire conservée, ou, en tout cas, on ne l’a pas encore trouvée, mais d’après mes souvenirs, il y a certainement eu un moment de l’histoire terrestre où il y avait une sorte de paradis terrestre, en ce sens que c’était une vie parfaitement harmonieuse et parfaitement naturelle; c’est-à-dire que la manifestation du mental était en accord — était encore en accord complet — avec la marche ascendante de la Nature et dans une harmonie totale, sans perversion et sans déformation. C’était le premier stade de la manifestation mentale dans les formes matérielles.
Combien de temps cela a-t-il duré ? C’est difficile à dire. Mais c’était une vie, pour l’homme, qui ressemblait à une sorte d’épanouissement de la vie animale. Mon souvenir est celui d’une vie où le corps était parfaitement adapté à son milieu naturel et le climat aux besoins du corps, le corps aux besoins du climat. La vie était tout à fait spontanée et naturelle, comme le serait une vie animale plus lumineuse et plus consciente; mais elle n’avait absolument rien des complications et des déformations que le mental, dans son développement, a apporté plus tard. Le souvenir de cette vie-là, je l’ai — je l’ai eu, je l’ai revécu quand j’ai pris conscience de la vie de la terre tout entière —, mais je ne peux pas dire combien de temps cela a duré, ni sur quel espace cela s’étendait. Je ne sais pas. Je me souviens seulement de la condition, de l’état, de ce qu’était la Nature matérielle et de ce qu’étaient la forme humaine et la conscience humaine à ce moment-là, et cette espèce d’harmonie avec tous les autres éléments de la terre : l’harmonie avec la vie animale, n’est-ce pas, et une si grande harmonie avec la vie végétale — il y avait une sorte de connaissance spontanée de l’emploi des choses de la Nature, des qualités des plantes, des fruits et de tout ce que la Nature végétale pouvait donner; et pas d’agressivité, pas de peur, pas de contradictions ni de friction, et aucune perversion — le mental était pur, simple, lumineux, pas compliqué.
Et c’est seulement avec les progrès de l’évolution, la marche de l’évolution, quand le mental a commencé à se développer en lui-même, pour lui-même, que toutes les complications, toutes les déformations ont commencé. Si bien que cette histoire de la Genèse, qui paraît tellement enfantine, contient une vérité. Dans les vieilles traditions comme celle de la Genèse, chaque letter 25 était le signe d’une connaissance, c’était le résumé imagé de la connaissance traditionnelle de ce temps-là ; mais en dehors de cela, même l’histoire symbolique avait une réalité, en ce sens que, vraiment, il y a eu une période de vie sur la terre (la première manifestation en formes humaines de la matière mentalisée) qui était encore en complète harmonie avec tout ce qui précédait, et c’est seulement plus tard...
Et le symbole de l’arbre de la connaissance, c’est cette espèce de connaissance qui n’est plus divine, n’est-ce pas; cette connaissance matérielle qui vient du sens de la division et qui a commencé à tout gâter. Combien de temps cette période a-t-elle duré ? Parce que mon souvenir aussi est comme d’une vie presque immortelle. Il semble que ce soit par une sorte d’accident de l’évolution que soit intervenue la nécessité de la désintégration des formes, pour le progrès. Donc je ne peux pas dire combien de temps cela a duré. Et où ? D’après certaines impressions (mais ce sont seulement des impressions), il semblerait que ce soit dans le voisinage de... je ne sais pas exactement si c’est de ce côté-ci de Ceylan et de l’Inde, ou de ce côté-là (Mère désigne l’océan Indien, soit à l’ouest de Ceylan et de l’Inde, soit à l’est entre Ceylan et Java), mais c’était certainement un endroit qui n’existe plus, qui a été probablement englouti par la mer. La vision de cet endroit et la conscience de cette vie et de ses formes, je l’ai très claire; mais des précisions matérielles, je ne peux pas les donner (à dire vrai, quand j’ai revécu ces moments-là, je n’ai pas eu la curiosité de voir ces details — on est dans un autre état d’esprit, n’est-ce pas, on n’a pas de curiosité pour ces précisions matérielles; tout se change en des données psychologiques), et c’était... c’était quelque chose de tellement simple, lumineux, harmonieux, hors de toutes les préoccupations que nous avons — justement hors de toutes ces préoccupations de temps, de lieu. C’était une vie spontanée, extrêmement belle, et si proche de la Nature! comme un épanouissement naturel de la vie animale, et il n’y avait pas d’oppositions ni de contradictions ni rien du tout — tout se passait le mieux du monde.
(silence)
J’ai eu d’une façon répétée, en des circonstances différentes, plusieurs fois, un même souvenir (ce n’était pas exactement la même scène et les mêmes images; ce n’était pas cela, parce que ce n’était pas quelque chose que je voyais — c’était une vie que j’avais). Pendant un certain temps, la nuit ou le jour, dans une certaine transe, je retrouvais une vie que j’ai vécue et j’avais la pleine conscience que c’était l’épanouissement de la forme humaine sur la terre — les premières formes humaines qui ont été capables d’incarner l’Être divin; n’est-ce pas, c’était cela : la première fois que j’avais pu me manifester dans une forme terrestre, dans une forme particulière, dans une forme individuelle (pas une vie générale mais une forme individuelle), c’est-à-dire la première fois que s’est faite la jonction entre l’Être d’en haut et l’être d’en bas, à l’aide de la mentalisation de cette substance matérielle. Ça, je l’ai vécu plusieurs fois, mais toujours dans un cadre analogue et avec un sentiment tout à fait analogue, d’une simplicité si joyeuse, sans complexité, sans problème, sans toutes ces questions, il n’y avait rien, absolument rien de tout cela ! C’était l’épanouissement d’une joie de vivre, pas autre chose que cela, dans un amour général, une harmonie générale — les fleurs, les minéraux, les animaux, tout s’entendait.
Ce n’est que longtemps après (mais ça, c’est une impression personnelle), longtemps après, que les choses se sont gâtées. Probablement parce que certaines cristallisations mentales ont été nécessaires, inévitables, pour l’évolution générale, pour que le mental puisse se préparer à passer à autre chose. C’est là que... pouah! il semble que c’est comme une chute dans un trou, dans une laideur, une obscurité; tout devient si sombre après cela, si laid, si difficile, si pénible — c’est vraiment... ça donne vraiment l’impression d’une chute.
J’ai connu un occultiste qui disait que ce n’était pas... comment dire... inévitable. N’est-ce pas, dans la liberté totale de la manifestation, c’est cette séparation volontaire de l’Origine qui est la cause de tout le désordre. Mais comment expliquer ? Nos mots sont si pauvres qu’on ne peut pas dire ces choses. Nous pouvons dire que c’était « inévitable » puisque c’est arrivé; mais si l’on sort de la création, on peut concevoir (ou on aurait pu concevoir) une création où ce désordre ne se serait pas produit. Sri Aurobindo aussi disait à peu près la même chose, que c’était une sorte d’« accident », si l’on veut, mais un « accident » qui a permis une perfection beaucoup plus grande et beaucoup plus totale à la manifestation que s’il n’avait pas eu lieu — mais cela, c’est encore dans le domaine des spéculations, et des spéculations pour le moins inutiles. En tout cas, l’expérience, le sentiment, c’est cela : une... (Mère fait le geste d’une chute brutale) oh! tout d’un coup.
Pour la terre, probablement, ça s’est produit comme cela, tout d’un coup : une sorte d’ascension puis la chute — mais la terre, c’est une toute petite concentration. Universellement, c’est autre chose.
Le souvenir de ce temps-là est donc conservé quelque part, dans la mémoire terrestre, dans cette région où sont inscrits tous les souvenirs de la terre, et ceux qui sont capables d’entrer en communication avec ce souvenir peuvent dire que le paradis terrestre existe encore quelque part. Mais je n’en sais rien, je ne vois pas.
Et l’histoire du serpent ? Pourquoi le serpent a-t-il cette réputation maléfique ?
Les chrétiens disent que c’est l’esprit du mal.
Mais tout cela, ce sont des incompréhensions.
Cet occultiste dont j’ai parlé disait que la traduction vraie de l’histoire de la Bible (du paradis et du serpent), est que l’homme a voulu passer d’un état de divinité animale, comme les animaux, à l’état de divinité consciente par le développement mental (et c’est cela le symbole, quand on dit qu’ils ont mangé du fruit de l’arbre de la connaissance). Et ce serpent (il disait toujours que c’était un serpent irisé, c’est-à-dire qu’il avait toutes les couleurs du prisme), ce n’était pas du tout l’esprit du mal, c’était la force évolutive — la force, le pouvoir d’évolution — et que, naturellement, c’était le pouvoir d’évolution qui les avait fait goûter au fruit de la connaissance.
Et alors, selon lui, Jéhovah était le chef des asuras, le suprême asura — le dieu égoïste qui voulait tout dominer et que tout soit sous son contrôle — et du moment où il a pris la position de seigneur suprême par rapport à la réalisation terrestre, il ne lui a pas plu, naturellement, que l’homme fasse ce progrès mental qui lui donnerait une connaissance lui permettant de ne plus lui obéir! Ça l’a rendu furieux ! Parce que cela permettait à l’homme de devenir un dieu par le pouvoir d’évolution de la conscience. Et c’est pour cela qu’ils ont été chassés du paradis.
Il y a beaucoup de vérité là-dedans, beaucoup.
Et Sri Aurobindo était pleinement d’accord; il disait la même chose : c’est la puissance évolutive, mentale, qui a mené l’homme vers la connaissance, une connaissance qui était une connaissance de division. Et c’est un fait que l’homme est devenu conscient de lui-même avec le sens du Bien et du Mal. Mais naturellement, ça a tout gâté et il n’a pas pu rester; il a été chassé par sa conscience elle-même; il ne pouvait plus rester.
Mais est ce qu’ils ont été chassés par Jéhovah ou par leur propre conscience ?
Ce sont seulement deux façons différentes de dire la même chose.
Selon moi, toutes ces vieilles Écritures et ces vieilles traditions ont un contenu gradué (Mère fait un geste comme pour montrer des niveaux de comprehension); et suivant les époques, suivant les gens, suivant les nécessités, on a tiré de là et utilisé un symbole ou un autre. Mais il y a un moment, quand on dépasse toutes ces choses et qu’on les voit de ce que Sri Aurobindo appelle « l’autre hémisphère », où l’on se rend compte que ce sont seulement des manières de dire pour mettre en contact — une sorte de pont, de lien, entre la façon inférieure de voir et la façon supérieure de savoir.
Et les gens qui discutent et qui vous disent : « Ah, non! ça, c’est comme ça ; ça, c’est comme ça, » il y a un moment où cela paraît tellement drôle, tellement drôle! et rien que cela, cette réponse spontanée de tant de gens : « Oh! ça, c’est impossible », rien que ce mot-là est tellement comique! parce que le moindre, je peux même dire le plus élémentaire développement intellectuel vous fait savoir que vous ne pourriez même pas le penser si ce n’était pas possible!
Oh! si l’on pouvait retrouver cela, mais comment ?
Au fond, ils ont abîmé la terre, ils l’ont abîmée — ils ont abîmé l’atmosphère, ils ont tout abîmé! Et alors il faut, pour que l’atmosphère redevienne ce qu’elle doit être, oh! il faut en faire du chemin! surtout du chemin psychologique. Mais même, même la structure de la matière (Mère palpe l’air autour d’elle), avec leurs bombes et leurs expériences, oh! ils ont fait un gâchis de tout ça !... ils ont vraiment fait un gâchis de la matière.
Probablement — non, pas probablement, il est tout à fait certain que c’était nécessaire pour la triturer, la baratter, la préparer pour qu’elle soit capable de recevoir ça, la nouvelle chose qui n’est pas encore manifestée.
Elle était très simple et très harmonieuse et très lumineuse — mais pas assez complexe. Et c’est cette complexité qui a tout gâté, mais qui amènera une réalisation infiniment plus consciente — infiniment. Et alors, quand la terre deviendra aussi harmonieuse, aussi simple, aussi lumineuse, aussi pure — simple, pure, purement divine — avec cette complexité, alors on pourra faire quelque chose.
(Au moment de partir, Mère aperçoit une fleur de canna d’un pourpre éclatant.)
Justement, il y avait beaucoup de fleurs comme cela dans ce paysage du paradis terrestre, rouges, si belles!
11 mars 1961
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