Ce volume comporte les commentaires de la Mère sur les Pensées et Aphorismes de Sri Aurobindo, et le texte de ces Aphorismes.
66 — Le péché est ce qui, en un temps, fut à sa place mais qui, parce qu’il persiste maintenant, ne l’est plus. Il n’est pas d’autre péché.
Est ce que la cruauté, par exemple, a jamais été « à sa place » 30 ?
Justement, ta question m’est venue à la vision, parce que je reçois toutes les questions des gens.
Tuer par cruauté ? Faire souffrir par cruauté ? Mais c’est tout de même une expression du Divin, nous en revenons toujours à la même chose; mais une expression déformée dans son apparence. Peux-tu me dire ce qu’il y a derrière ?
La cruauté était l’une des choses qui répugnaient le plus à Sri Aurobindo, mais il disait toujours que c’est la déformation d’une intensité; on pourrait presque dire la déformation d’une intensité d’amour, quelque chose qui ne se satisfait pas d’un moyen terme, qui veut les extrêmes, et c’est légitime.
J’avais toujours su que la cruauté, comme le sadisme, est un besoin de sensation violente, extrêmement forte, pour traverser une couche épaisse de tamas 31 qui ne sent rien — il faut un extrême pour que le tamas puisse sentir. C’est peut-être dans cette direction-là que l’on trouverait l’explication.
Mais, à l’origine, il y a toujours le problème qui n’a jamais été résolu : « Pourquoi est-ce devenu comme cela ? Pourquoi cette déformation ? Pourquoi tout cela a-t-il été perverti ? » Il y a des choses très belles derrière, très intenses, infiniment plus puissantes que ce que nous pouvons même supporter, nous, des choses merveilleuses; mais pourquoi tout cela, ici, est-il devenu si affreux ? C’est cela qui s’est présenté à moi immédiatement, quand j’ai lu cet aphorisme.
La notion de péché est quelque chose que je ne comprends pas, que je n’ai jamais comprise; le péché originel m’a paru l’une des idées les plus monstrueuses que les hommes aient jamais pu avoir — le péché et moi, cela ne va pas ensemble! Alors, naturellement, je suis pleinement d’accord avec Sri Aurobindo, qu’il n’y a pas de péché, c’est entendu, mais...
Certaines choses, comme la cruauté, pourraient être appelées « péchés », mais je ne vois que cette explication : c’est la déformation du goût ou du besoin d’une sensation extrêmement forte. J’ai noté, chez les gens cruels, que c’est à ce moment-là qu’ils ont un Ânanda ; ils y trouvent une joie intense, par conséquent c’est la légitimation ; seulement c’est dans un tel état de déformation que c’est répugnant.
Quant à l’idée que les choses ne sont pas à leur place, j’ai compris cela même quand j’étais petite. C’est plus tard que j’ai eu l’explication, avec celui qui m’a enseigné l’occultisme, parce que, dans son système cosmogonique, il avait expliqué les pralayas 32 successifs des différents univers, en disant qu’à chaque univers, c’était un aspect du Suprême qui se manifestait, que chaque univers était bâti sur un aspect du Suprême, et que, l’un après l’autre, ils étaient retournés dans le Suprême (il énumérait tous les aspects qui s’étaient successivement manifestés, et avec une logique! c’était extraordinaire — j’ai gardé cela quelque part, je ne sais plus où). Et il disait que cette foisci, c’était... je ne me souviens plus exactement non plus du chiffre dans la succession, mais ce devait être l’univers qui ne serait plus retiré, qui suivrait une progression de devenir pour ainsi dire indéfinie; et cet univers-ci, c’était l’équilibre (pas un équilibre statique mais un équilibre progressif), c’est-àdire chaque chose à sa place, exactement — chaque vibration, chaque mouvement à sa place; et plus on descend, chaque forme, chaque activité, chaque chose exactement à sa place par rapport au tout.
Cela m’a beaucoup intéressée, parce que plus tard Sri Aurobindo a dit la même chose, qu’il n’y a rien qui soit mauvais : simplement les choses ne sont pas à leur place — leur place, pas seulement dans l’espace mais dans le temps; leur place dans l’univers, à commencer par les mondes, les étoiles, etc. ; et chaque chose exactement à sa place. Et alors, quand chaque chose sera exactement à sa place, depuis la plus formidable jusqu’à la plus microscopique, le tout exprimera le Suprême, progressivement, sans avoir besoin d’être retiré pour être émané à nouveau. Et Sri Aurobindo basait là-dessus le fait que c’est dans cette création-ci, dans cet univers-ci, que la perfection d’un monde divin pourra être manifestée, ce que Sri Aurobindo appelle le Supramental. L’équilibre est la loi essentielle de cette création et c’est pour cela qu’une perfection pourra se réaliser dans la manifestation.
Dans cet ordre d’idées, quelles sont les toutes premières choses que la force supramentale va vouloir déloger, ou qu’elle essaie de déloger, afin que tout soit à sa place, individuellement et cosmiquement ?
Déloger ? Est-ce qu’elle « délogera » quelque chose ? Si nous acceptons l’idée de Sri Aurobindo, elle mettra chaque chose à sa place, c’est tout.
Il y a une chose qui, nécessairement, devra cesser, c’est la déformation, c’est-à-dire le voile de Mensonge sur la Vérité, parce que c’est cela qui est responsable de tout ce que nous voyons ici. Si on enlève cela, les choses seront tout à fait différentes, tout à fait; elles seront comme nous les sentons, nous, quand nous sortons de cette conscience-là. Quand on sort de cette conscience et que l’on entre dans la Conscience de Vérité, c’est au point que l’on est étonné qu’il puisse y avoir quelque chose comme la souffrance et la misère, et la mort, et tout cela; il y a une sorte d’étonnement, en ce sens que l’on ne comprend pas comment ça peut se produire — quand on a vraiment basculé de l’autre côté. Mais cette expérience-là est d’habitude associée à l’expérience de l’irréalité du monde tel que nous le connaissons, tandis que Sri Aurobindo dit que cette perception de l’irréalité du monde n’est pas nécessaire pour vivre dans la conscience supramentale — c’est seulement l’irréalité du Mensonge, pas l’irréalité du monde. C’est-à-dire que le monde a une réalité en soi, indépendante du Mensonge.
Je suppose que c’est cela le premier effet du Supramental — premier effet dans l’individu, parce que cela commencera d’abord par l’individu.
8 juillet 1961
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